Saint Bernard et la deuxième croisade — Avec Benoît et les Pères cisterciens

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Saint Bernard et la deuxième croisade

Saint Bernard et la deuxième croisade

Introduction
Comme vous le savez, Bernard de Clairvaux n’a évidemment jamais prêché la deuxième croisade, et, d’ailleurs, il n’y a jamais eu de deuxième croisade.

Saint Bernard et la deuxième croisade[1]

1. Introduction

Comme vous le savez, Bernard de Clairvaux n’a évidemment jamais prêché la deuxième croisade, et, d’ailleurs, il n’y a jamais eu de deuxième croisade. En effet, le mot « croisade » ne date que de la fin du xiie siècle ou du début du xiiie. Le mot n’existe pas en latin Au xie ou auxiiesiècle, on parlait plutôt de « guerre sainte » (piumbellum).Mais, par facilité,j’emploierai tout de même, si vous le voulez bien, le vocabulaire habituel de « croisade », pour désigner ces « expéditions militaires entreprises du xie au xiiie siècle par les chrétiens d’Occident à l’instigation de la papauté qui leur fixa pour but la délivrance des Lieux saints occupés par les musulmans », selon la définition du dictionnaire Larousse.

Pour traiter le sujet qui m’a été proposé, « Saint Bernard et la deuxième croisade », je n’ai aucune compétence particulière. Je ne suis ni historien, ni spécialiste de saint Bernard. Et une ignorance contenue dans les domaines de la théologie ou de la spiritualité ne me sera pas d’un grand secours. Alors, comme aurait pu le faire chacun et chacune d’entre vous, je me suis simplement un peu documenté[2], et je vous livre ici le résultat de mes recherches, en commençant par vous dire quelques mots sur saint Bernard.

 

2. Bernard de Clairvaux

Saint Bernard était né à Fontaines, juste au nord de Dijon, en 1090. Ils étaient cinq frères et une sœur dans cette famille de chevaliers. Il fit ses études chez les chanoines de Saint-Vorles, à Châtillon-sur-Seine, sans se couper complètement de ses compagnons d’âge. En 1112, il en décida une trentaine pour entrer avec lui dans un « Nouveau Monastère », celui qu’on appellera plus tard Cîteaux.

Il avait été fondé le 21 mars 1098 par un groupe de moines venant de l’abbaye bénédictine de Molesme (Côte d’Or), sous la direction de Robert, l’abbé du monastère. Par rapport à cette communauté sous la mouvance de Cluny, ces hommes voulaient vivre une plus grande séparation du monde et mener une existence plus simple, plus pauvre, en essayant de vivre de leur propre travail, et non plus de rentes, selon ce que demandait la règle de saint Benoît. Les débuts furent très difficiles, à cause des conditions matérielles précaires et surtout du manque crucial de recrutement. Et c’est pourquoi, lorsque Bernard y arrive avec ses compagnons, c’est un grand soulagement pour l’abbé du moment, Étienne Harding. C’est là que Bernard reçoit sa formation monastique initiale. En 1115, l’abbé décide de faire une troisième fondation, après La Ferté et Pontigny, et c’est Bernard qui est envoyé à Clairvaux à la tête du groupe des fondateurs. Il sera l’abbé de cette communauté jusqu’à sa mort en 1153.

On peut considérer le rayonnement de saint Bernard selon plusieurs points de vue. Tout d’abord, sa communauté connut une formidable expansion, avec 57 fondations du vivant de Bernard.Par ailleurs, il eut une grande influence sur cette « réforme monastique »commencée à l’abbaye de Cîteaux, et qui deviendra rapidement l’Ordre de Cîteaux. Bernard eut aussi l’occasion de se confronter avec d’autres monastères, en particulier Cluny, qui était alors à son apogée et dont les observances différaient notablement de celles que voulaient instaurer les cisterciens. Son engagement dans l’Église de son temps est également remarquable, pour les controverses théologiques avec Abélard, mais aussi lors du schisme d’Anaclet à Rome (1130-1138). C’est dans ce contexte d’un engagement multiforme hors de son monastère,pour les affaires de l’Église et pour celles du monde, qu’il faut situer son engagement pour la deuxième croisade.

Mais il faut surtout noter qu’en tout cela, et malgré peut-être les apparences, Bernard est toujours restéfondamentalement un moine. En sont témoins ses œuvres spirituelles, composées avec grand soin et très largement diffusées, comme, par exemple, ses 86 sermons sur le Cantique des cantiques. Plus d’une fois, il y fait appel à son expérience personnelle.En voici un passage, parmi beaucoup d’autres :

N’avez-vous point peur qu’au lieu d’un époux qui vous caresse, vous ne trouviez un juge qui vous condamne ? Heureux celui qui entendra son âme répondre ainsi à ces reproches : « Je ne crains point, parce que j’aime. Et je n’aime pas seulement, mais je suis aimée. Car si je n’étais pas aimée, je n’aimerais point. […] Je ne puis redouter la présence de celui dont j’ai ressenti l’amour. Me demandez-vous en quoi je l’ai ressenti ? En ce que, étant aussi misérable que je suis, non seulement il m’a cherchée, mais encore il m’a donné le désir de le chercher, et par conséquent la certitude de le trouver dans ma recherche[…] L’esprit du Verbe est doux et bienveillant, il me fait entendre sa bonté extrême, le zèle et l’affection qu’il a pour moi. » (Sermons sur le Cantique, 84, 6).

Bernard est un homme d’action, d’abord parce qu’il est et reste un homme de contemplation.

 

3. Les Templiers

Avant de parler de la croisade, et pour mieux comprendre l’action de saint Bernard en cette occasion, voyons quelle fut son action auprès des Templiers, une vingtaine d’années plus tôt. Pour les pèlerins, toujours nombreuxau début du xiie siècle, les routes vers Jérusalem étaient moins que sûres. Un chevalier champenois, Hugues de Payns (1070-1136), dont la famille était apparentée à celle de Bernard, fait un premier séjour en Terre sainte de 1104-1107. En 1114, probablement après le décès de son épouse, il s’y installe définitivement. Il s’adjoint alors une demi-douzaine de compagnons pour assurer la police des routes qui mènent à la Palestine. Ils sont alors rattachés aux chanoines réguliers du Temple à Jérusalem, d’où leur nom de Templiers. Des compagnons les rejoignent assez vite, et ils souhaitent obtenir une reconnaissance officielle. À l’initiative de saint Bernard, un concile se réunit à Troyes le 13 janvier 1128, pour régler leur organisation intérieure. Bernard a préparé une Règle en s’inspirant de la règle de saint Benoît ; elle est approuvée par le concile. Ensuite, pour faire connaître cette société naissante, et à la demande de Hugues de Payns, il rédige, après hésitation, l’« Éloge de la nouvelle chevalerie (De laudenovaemilitiae) ».L’auteur doit y affronter un cas de conscience délicat, qu’on retrouve dans les croisades : le droit canonique, comme l’opinion publique, estimait, alors comme aujourd’hui, qu’il était interdit aux clercs et aux religieux de verser le sang. Pour Bernard, il serait évidemment préférable de ne pas tuer les païens s’il était possible de se défendre d’eux autrement ; cependant, il vaut mieux les tuer que de laisser s’appesantir sur l’héritage des justes la domination des pécheurs.

Les chevaliers [milites] du Christ combattent en pleine sécurité les combats de leur Seigneur, car ils n’ont point à craindre d’offenser Dieu en tuant un ennemi et ils ne courent aucun danger, s’ils sont tués eux-mêmes, puisque c’est pour Jésus-Christ qu’ils donnent ou reçoivent le coup de la mort, et que, nonseulement ils n’offensent point Dieu, mais encore, ils s’acquièrent une grande gloire : en effet, s’ils tuent, c’est pour le Seigneur, et s’ils sont tués, le Seigneur est pour eux; mais, si la mort de l’ennemi le venge et lui est agréable, il lui est bien plus agréable encore de se donner au chevalier pour le consoler. Ainsi le chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore (L’Éloge, § 4).

Il nous serait difficile de tenir un tel discours aujourd’hui, mais telle était la pensée de Bernard et de ses contemporains. Les croisés ne font pas une guerre offensive contre les païens ; il s’agit de défendre la Terre sainte, Jérusalem, contre eux ; il s’agit d’une revendication territoriale posée au nom de la Chrétienté.

Il ne faudrait pourtant pas tuer les païens, si on pouvait les empêcher par quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité (Idem).

Il s’agit donc essentiellement de défendre la vie des chrétiens, et aussi de défendre les Lieux saints.

Le cinquième Grand Maître de l’Ordre du Temple, de 1153 à 1156, sera un oncle maternel de Bernard, André de Montbard. Tout cela montre à quel point Bernard était lié à tous ceux qui allaient en pèlerinage à Rome et à ceux qui prenaient leur défense. Son engagement pour une nouvelle croisade ira dans le même sens.Une première croisade s’était, en effet,déroulée de 1096 à 1099 à la suite, entre autres, du refus intervenu en 1078 des Turcs seldjoukides de laisser libre le passage aux pèlerins chrétiens vers Jérusalem. Godefroy de Bouillon en fut l’un des principaux chefs.Cette croisade s’était achevée par la prise de la Ville sainte et la création du royaume chrétien de Jérusalem.

 

4. La deuxième croisade

Nous sommes maintenant en 1146. Bernardo Paganelli, l’ancien novice de Bernard à Clairvaux, a été installé en 1140 comme abbé à Tre Fontane, au sud de Rome, l’abbaye que le pape Innocent II vient d’offrir à Bernard pour l’avoir soutenu contre l’antipape Anaclet. En 1145, l’abbé est élu pape. À la Noël de cette même année, un concile se tient à Bourges, en présence du roi Louis VII ; il y est question de la possibilité d’une nouvelle croisade en Terre sainte pour secourir le royaume franc de Jérusalem, menacé par la poussée arabe à la suite de la chute d’Édesse un an auparavant. On pense à Bernard pour appuyer cette proposition et balayer tous les obstacles. Mais il refuse de prêter son concours à ce projet, tant que le pape n’aura pas fait connaître sa volonté. Louis VII doit donc se résigner à demander l’appui de l’autorité du pape.Le 1er mars suivant, Eugène III, d’abord hésitant sinon hostile à ce projet, lance une bulle qui est comme un appel aux armes, et il charge l’abbé de Clairvaux, qu’il connaît bien, de prêcher cette croisade. Le 31 mars, en présence du roi à Vézelay, Bernard enthousiasme la foule en faveur de cette cause. Puis, il parcourtplusieurs provinces de France, pour recueillir des adhésions nombreuses. Aidé de son secrétaire, Nicolas de Clairvaux, il envoie aussi une lettre aux chefs temporels et spirituels de diverses nations (Lettre 363, de 1146).En 1146 et 1147, il prêche la « cause du Christ » en Flandre, puis en Allemagne, où il décide l’empereur Conrad III à prendre, lui aussi, la croix ; il s’emploie à favoriser l’entente entre les princes.

Après deux années de préparatifs difficiles, les armées finissent par partir ; mais elles sont décimées par les Turcs avant même l’arrivée en Terre sainte. Rois et barons sont divisés, les combats manquent de cohésions, les revers s’accumulent et, en juillet 1148, devant Damas, la seconde croisade échoue définitivement. On essaieraplus tard d’organiser une nouvelle expédition, mais le projet sera abandonné.

 

5. Les reproches après l’échec

Le succès de la mise en route de la deuxième croisade avait été possible surtout à cause de la participation de Bernard et de sa capacité à entraîner des foules. L’échec lui est donc vivement reproché. Bernard s’en explique dans son traité « De la considération (L. II, c. i) », adressé au même pape Eugène III.

Nous avons vu le Seigneur, provoqué par nos infidélités, nous traiter comme si, avant les temps marqués, il eût déjà jugé la terre, dans sa justice, sinon dans sa miséricorde ; car il a semblé ne plus se souvenir de son peuple et n’avoir plus aucun souci de la gloire de son nom. [Bernard évoque ici l’échec de la croisade.] Aussi avons-nous entendu les nations infidèles s’écrier : « Où donc est maintenant leur Dieu (Ps 113, 2) ? » Comment s’en étonner ? Les enfants de l’Église, ceux qui ont l’honneur de porter le titre de Chrétiens, ont succombé au milieu des déserts, moissonnés par le glaive ou consumés par la famine.[…]Hélas ! quelle confusion pour les ministres de la parole de Dieu [dont Bernard lui-même] qui avaient promis la paix et annoncé toutes sortes de succès ! Nous avions dit : « Vous aurez la paix, et la paix est loin de nous (Is 52, 7). » Nous n’avions parlé que d’avantages à remporter, et nous n’avons vu que des déroutes, si bien que nous semblons avoir agi en cette circonstance avec imprudence et légèreté (De la conversion).

Ce qu’on reproche à Bernard, c’est d’avoir lancé toutes ces personnes sur les routes sans veiller suffisamment à ce qu’elles soient organisées, même s’il était bien conscient du problème, comme en fait foisa lettre de 1146 :

J’ai encore une recommandation à vous faire, mes frères bien-aimés ; c’est que nul d’entre vous, en vue de commander en chef, ne cherche à devancer avec sa troupe le gros de l’armée ; je vous avertis que quiconque se dira autorisé par moi à le faire ne dit pas la vérité ; c’est en vain qu’il montrerait une lettre à l’appui de son dire, ce ne pourrait être qu’une lettre fausse ou contrefaite. Il est nécessaire de donner le commandement des troupes à des capitaines expérimentés et de faire marcher toute l’armée en un seul corps, afin que les croisés soient partout en force et à l’abri de toute violence (Lettre 363, 8).

Bernard a donc lancé l’expédition, mais n’a pas pu en assurer le suivi.On peut même se demander si cela aurait été son rôle. En effet, pour lui, comme il l’écrivait dans son traité à Eugène III, il n’a fait qu’obéir :

Il est certain que je me suis lancé dans cette entreprise avec une grande ardeur, non pas comme au hasard, mais sous tes ordres, bien plus aux ordres de Dieu qui parlait par toi(Cucurrimus plane in eo, non quasi in incertum, sedjubente te, imo per te Deo) (De la considération).

Voilà bien la principale raison de l’engagement de Bernard : l’obéissance – l’obéissance au pape, qui avait été son novice, et par lui, l’obéissance à Dieu même. Pour lui, comme pour tous ceux qui font profession selon la règle de saint Benoît, l’obéissance est le moyen proposé pour retourner à Dieu, dont on s’est détourné par la désobéissance. « À toi donc, dit la Règle, qui que tu sois, s’adresse à présent mon discours, à toi qui, abandonnant tes propres volontés pour militer pour le Seigneur Christ, le roi véritable, prends les armes très fortes et glorieuses de l’obéissance » (Prologue, 3). Bernard a obéi, mais ce fut l’échec.

Comment alors comprendre, interpréter cette défaite ? Bernard invoque l’exemple de Moïse et de la sortie d’Égypte dans l’Ancien Testament :

Je vais dire une chose que personne n’ignore et que tout le monde oublie en ce moment, […] Lorsque Moïse voulut tirer son peuple de la terre d’Égypte, il leur promit de les mener dans une contrée plus fertile (Exode 3, 37) ; car il n’aurait pu autrement se faire suivre d’un peuple qui n’estimait que la terre. Il lui fit en effet quitter l’Égypte, mais ne l’introduisit pas aussitôt dans la terre qu’il lui avait promise (De la considération).

Les Hébreux ont dû lutter à plusieurs reprises pour vaincre la tentation de retourner en arrière. De même, pour Bernard, les croisés doivent maintenant essayer une deuxième, une troisième fois si nécessaire, et surtout ne pas renoncer au projet de la croisade. Mais en fait, après cet échec retentissant, ce projet d’une nouvelle croisade sera abandonné.

 

6. La croisade et le salut personnel

Pour ceux qui avaient initié la croisade, en particulier le pape et le roi, son but était certainement et avant tout politique, militaire : reconquérir les Lieux saints, en repoussant les infidèles. Pour Bernard, une autre dimension intervenait : la croisade était une démarche éminemment personnelle, en rapport étroit avec la vie spirituelle de chacun.

À la suite de saint Augustin, la vision que Bernard a de la personne humaine est plutôt pessimiste : l’homme est véritablement et complètement pécheur ; pour chacun, la mort physique peut être le commencement de la mort éternelle. Certes, la miséricorde divine ouvre la porte du salut ; mais comment y avoir accès ? La Croisade, avec l’indulgence qu’elle offre, est une occasion unique pour favoriser le salut ; pour Bernard, c’est comme un jubilé, qui remet tous les péchés et les peines qui y sont rattachées. Citons quelques passages de la même lettre 363,avec son vibrant appel à la croisade :

4Jetez, pécheurs, jetez un regard d’admiration sur les moyens de salut que le Seigneur vous offre, et sondez avec confiance les abîmes de sa miséricorde. Rassurez-vous, au lieu de vouloir votre mort, il vous prépare des moyens de conversion et de salut, car son désir est de vous sauver et non point de vous perdre. Il n’y a que Dieu, en effet, qui puisse trouver une pareille occasion de salut pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes […]

5 C’est à vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c’est à vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains.[…] Je vous offre aujourd’hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable gloire et de mourir avec avantage[…]. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. Cette croix d’étoffe ne vaut pas grand-chose si on l’estime à prix d’argent ; mais, placée sur un cœur dévoué, elle ne vaut rien moins que le royaume des cieux. Heureux donc ceux qui se sont déjà croisés, heureux aussi, dirai-je, ceux qui, à l’exemple des premiers, se hâteront de placer aussi sur leur poitrine le signe du salut ! (Lettre 363, 4-5)

Se croiser, c’est donc s’engager, non pas seulement au service militaire de l’Église, mais au service intérieur du Christ (comme le demande saint Benoît pour le moine), pour le salut de son âme.

 

7. La croisade est un pèlerinage

Si la croisade est un cheminement intérieur, elle est aussi un chemin physique, un pèlerinage, et la destination n’est pas quelconque : c’est le pays où a vécu le Christ durant sa vie terrestre, c’est la terre de Jésus Christ.

Le monde chrétien s’est ému à la nouvelle que le Dieu du ciel allait perdre sa patrie sur la terre, oui, sa patrie, puisque c’est le pays où on l’a vu, lui, le Verbe du Père, instruire les hommes et vivre au milieu d’eux, dans sa forme humaine, pendant plus de trente ans ; et que c’est la contrée qu’il a illustrée par ses miracles, arrosée de son sang, embellie des premières fleurs de la résurrection. Aujourd’hui nos péchés l’ont fait tomber aux mains des fiers et sacrilèges ennemis de la croix, leur glaive dévorant sème partout la mort sur cette terre des anciennes promesses. Bientôt, hélas ! si on ne s’oppose à leur fureur, ilss’abattront sur la ville même du Dieu vivant, renverseront les monuments sacrés de notre rédemption et souilleront les lieux saints que le sang de l’Agneau sans tache a jadis arrosés. Déjà, dans leur ardeur sacrilège, ils étendent la main pour s’emparer, ô douleur ! du lit sur lequel celui qui nous a donné la vie s’est endormi pour nous, dans les bras de la mort (Lettre 363, 1).

Admirons au passage le style de Bernard. Comment pourrait-on y résister ? Mais, plus profondément, remarquons son attachement à la terre où a vécu Jésus. Car Bernard est plus que sensible à l’humanité de Jésus, comme le montre ce passage d’un sermon sur le Cantique :

Remarquez que l’amour du cœur est en quelque façon charnel, il inspire en effet plus d’affection au cœur de l’homme pour la chair de Jésus-Christ et pour les choses qu’il a faites durant qu’il en était revêtu. Celui qui est plein de cet amour est aisément touché et attendri à tous les discours qui concernent ce sujet. Il n’entend rien plus volontiers, il ne lit rien avec plus d’ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire, il n’a point de méditation plus douce et plus agréable. […] Toutes les fois qu’il fait oraison, l’image sacrée de l’homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux mamelles de sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant et montant au ciel ; or toutes ces images, ou autres semblables qui se présentent à l’esprit, animent nécessairement l’âme à l’amour des vertus, chassent les vices de la chair, en bannissent les attraits, et calment les désirs. (Sermons sur le Cantique 20, 6)

Pour Bernard, la contemplation de la chair du Christ, de sa vie terrestre, est une étape nécessaire dans un cheminement spirituel qui mène à l’union à Dieu, et pour beaucoup, ce sera la seule, même si d’autres iront plus avant dans la contemplation du mystère du Christ :

Bien que cette dévotion envers la chair de Jésus-Christ soit un don et un grand don du Saint-Esprit, néanmoins on peut appeler cet amour « charnel », au moins à l’égard de cet autre amour, qui n’a pas tant pour objet le Verbe chair, que le Verbe sagesse, justice, vérité, sainteté, piété, vertu. (Sermons sur le Cantique20, 8).

La croisade, pour Bernard, est donc aussi pèlerinage en Terre sainte, sur les pas de Jésus. Il commence ainsi sa lettre 363 : « Je vous écris pour une affaire du Christ en qui est assurément notre salut (Sermomihi ad vos de negotio Christi, in quo est utiquesalusnostra) ». Pour Bernard, aller en Terre sainte, c’est rejoindre le Christ, comme Verbe incarné venu nous apporter le salut en vivant sur cette terre de Palestine.

 

8. Jérusalem, c’est Clairvaux

On peut alors se demander : est-il bien nécessaire d’aller à Jérusalem, en croisade, en pèlerinage, pour être sauvé ?Dans les années 1124-1125, donc bien avant la deuxième croisade, beaucoup de chevaliers partaient en Terre sainte, mais Bernard se méfiait de ces voyages.En 1129, il écrivait à Alexandre, évêque de Lincoln, au sujet de l’un de ses chanoines, Philippe, qui, en se dirigeant vers laTerre sainte, s’était arrêté par hasard à Clairvaux et voulait y demeurer pour s’y faire moine. Saint Bernard sollicite pour lui le consentement de son évêque :

1Votre cher Philippe était parti pour Jérusalem, il a fait un voyage beaucoup moins long et le voilà arrivé au terme où il tendait. Sa traversée sur la grande et vaste mer fut de courte durée ; après une heureuse navigation, le voici arrivé aux plages où ses vœux le portaient ; il a jeté l’ancre au port même du salut, son pied foule déjà le pavé de la sainte Jérusalem, et il adore maintenant à son aise, dans l’endroit où il s’est arrêté, celui qu’il allait chercher dans Ephrata, mais qu’il a trouvé dans la solitude de nos forêts. Il est entré dans la sainte cité et il a part à l’héritage de ceux dont il est écrit : « Vous n’êtes plus des hôtes et des étrangers, vous êtes les concitoyens des saints, de la famille de Dieu (Éphésiens 2, 19). » Il est dans la compagnie des saints et devenu comme l’un d’eux ; il se félicite en disant avec les nôtres : « Notre vie est dans le ciel (Philippiens 3, 20). » Il n’est pas là pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour y vivre en citoyen dévoué, en véritable habitant de Jérusalem ; non pas de la Jérusalem terrestre située près de la chaîne des montagnes d’Arabie qui se rattachent au Sinaï, laquelle est esclave ainsi que ses enfants, mais de la céleste Jérusalem, qui n’est point asservie et qui est notre mère. 2Si vous voulez que je vous le dise, cette Jérusalem qui est alliée à la Jérusalem céleste et qui se confond avec elle par tous les sentiments de son cœur, par la conformité de ses mœurs et par la parenté de l’esprit, c’est Clairvaux lui-même : voilà le lieu de son repos jusqu’à la fin des siècles ; c’est l’endroit qu’il s’est choisi pour y fixer sa demeure, parce que c’est là qu’il vit sinon dans un bonheur parfait, du moins dans l’attente de cette paix véritable dont il est dit : « C’est la paix de Dieu qui surpasse tout ce qu’on peut éprouver (Philippiens 4, 7) » (Lettre 64, 1-2).

Jérusalem, c’est Clairvaux. Pour Bernard, les croisades, qui sont à replacer dans le contexte de pèlerinages en Terre sainte, – par besoin d’aventures ou sous l’impulsion une vraie quête spirituelle –, ne restent qu’un moyen. La vie monastique en est un autre. Mais, dans ce cas, les ennemis à combattre ne seront pas les Turcs ou les Musulmans, ce serontces pensées, ces « esprits » mauvais, qui habitent le cœur, comme les appelaient les anciens Pères du monachisme. Bernard a écrit trois Paraboles sur le combat spirituel, en puisant, pour sa description, dans la vie des chevaliers de l’époque. Citons le début de la deuxièmeParabole (§ 1) :

Il n’y a point de paix, mais une guerre à outrance, entre Babylone et Jérusalem. Ces deux Cités ont chacune leur Roi. À Jérusalem, c’est le Christ notre seigneur qui règne ; à Babylone, c’est le diable. Et comme l’un se plaît à régner dans la justice, l’autre dans la malice, le roi de Babylone s’efforce par ses ministres, c’est-à-dire, par les esprits immondes, d’attirer à Babylone le plus de citoyens qu’il peut de Jérusalem, pour en faired’iniques esclaves de l’iniquité.

Aussi, une sentinelle placée sur les murs de Jérusalem, apercevant un de ses concitoyens entraîné captif par l’ennemi à Babylone, informa de ce qui se passait le roi de Jérusalem. Alors, celui-ci, appelant à lui l’esprit de crainte, un soldat qui a fait ses preuves dans ces sortes d’expéditions, il lui dit : « Va et ramène la proie qu’on nous a ravie. » Celle-ci [la Crainte], toujours prête à exécuter les ordres qui lui sont donnés, s’élance avec rapidité sur les pas de l’ennemi, et ce dernier ne tarde point à entendre comme le bruit d’un vent impétueux qui fond sur lui ; en effet, la Crainte lui parle d’une voix de tonnerre, et à ses accents, toute la force des ennemis est glacée. Ils n’avaient fait que quelques pas dans leur fuite, quand la Crainte les atteignit, elle leur enlève leur proie et la ramène vers ses foyers.

Mais un des ennemis, l’esprit de tristesse, n’était point à son rang quand la Crainte fondit sur eux ; mais en voyant les siens s’enfuir tout à coup, il accourt du fond de ses embuscades où il se tenait caché. « La Crainte était seule, lui disent ses compagnons d’armes, pour accomplir cet exploit, nous sommes tous plongés dans la confusion. » Mais lui : « N’ayez pas peur de la Crainte, s’écrie-t-il, je sais bien ce que je vais faire, je vais aller par-là, et, me plaçant sur la route comme un esprit de mensonge, je me déguiserai en ami de la Crainte. Je la connais, il ne faut point, avec elle, recourir à la force, mais à la ruse. Quant à vous, attendez la fin de tout cela. » Ce qui fut dit fut fait, et prenant des chemins de traverse, il devance la Crainte.

Revenant alors sur ses pas, le long de la route que suivait la Crainte, il la rencontre, lie conversation avec elle comme une amie, mais avec des sentiments hostiles, et fait si bien qu’il commence à la séduire. La Crainte, qui ne se doutait de rien, le suit paisiblement, etil s’en fallait de peu que la Tristesse ne la fit tomber dans le fossé du Désespoir. Mais la sentinelle informe le roi de ce qui se passe ; celui-ci fait appeler un de ses soldats, l’Espérance, et lui ordonne de monter sur le cheval, le Désir, et, l’épée de la Joie à la main, de voler au secours de la Crainte. Le fidèle soldat accomplit les ordres qu’il a reçus, et, à peine arrivé à l’endroit indiqué, il brandit l’épée de la Joie et met la Tristesse en fuite.

Ayant donc ainsi délivré son concitoyen, il le place sur le dos du Désir et marche devant, le tirant après lui avec la longe des promesses. De son côté, la Crainte, qui marche par-derrière, presse la monture du fouet qu’elle s’est tressé avec les cordes des péchés.

Bernard a sûrement beaucoup d’imagination, mais nous comprenons facilement d’où il a pu puiser les matériaux de ses histoires.

 

9. Conclusion

Faut-il conclure ? J’ai peu parlé de la croisade elle-même, car les faits sont suffisamment connus ou sont facilement accessibles ; j’ai parlé beaucoup de saint Bernard, car son rapport à la croisade est plus complexe et plus riche qu’on pourrait le penser au premier abord. Sa prédication de la deuxième croisade est à replacer : –dans le contexte d’une vie monastique selon la règle de saint Benoît, où le moine est celui qui prend les armes de l’obéissance pour militer sous l’étendard du Christ, le vrai roi (cf. Règle de saint Benoît, Prologue 3) ; –dans le contexte d’une société féodale, marquée par les conflits de toutes sortes, et aussi par les déplacements nombreux, parfois sous forme de pèlerinage à Jérusalem ; –dans le contexte d’une Église où un ordre du pape se doit d’être suivi, même s’il conduit à un échec ; –dans le contexte d’une vie chrétienne où le poids du péché se fait parfois si lourd qu’on est prêt à s’en débarrasser à n’importe quel prix ;– dans le contexte de la vie spirituelle deBernard, où l’humanité du Verbe de Dieu fait chair est la porte pour entrer en communion, en union intime avec sa divinité.

 

Jérusalem, c’est la Cité de David sur le mont Sion en Palestine, où vécut le Fils de Dieu fait homme.

Jérusalem, c’est Clairvaux – et tout monastère –, où la paix qui règne dans ses murs est garante de la possibilité d’offrir à Dieu un sacrifice de louange continu.

Jérusalem, c’est le cœur de chaque chrétien, où la lutte contre les esprits mauvais offre la possibilité d’une rencontre avec Celui qui est venu établir sa demeure chez les hommes.

                                                                                           Fère Gérard Joyau,ocso                                                                                         Abbaye de Scourmont 6464 Forges                                                                                                              Belgique

 

 

[1] Ceci est le texte d’une conférence donnée le 16 juin 2018 à Chimay (Belgique) dans le cadre d’une rencontre de la lieutenance de Belgique de l’Ordre Équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem.

[2] Voici la liste des études ou des ouvrages consultés : Commission de l’Ordre de Cîteaux. III, Bernard de Clairvaux, Paris, Alsatia, 1953, spécialement « Chapitre xxiii : Bernard et la seconde croisade », p. 379-409. Association des amis de saint Bernard, Mélanges saint Bernard, Dijon, 1953, spécialement les articles suivants :Patrice Cousin, « Les débuts de l’Ordre des Templiers et saint Bernard », p. 41-52 ; Étienne Delaruelle, « L’idée de croisade chez saint Bernard », p. 53-67. Jean Leclercq, Saint Bernard et l’esprit cistercien (Maîtres spirituels, 36), Paris, Seuil, 1966. Bernard de Clairvaux, Éloge de la nouvelle chevalerie (Sources Chrétiennes, 367), Paris, Cerf, 1990, p. 17-133.