Au pays de la lumière — Avec Benoît et les Pères cisterciens

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Au pays de la lumière

Au Pays de la lumière…

Un moine cistercien


Quand l’absurde déchirure survient, n’essayons pas de comprendre. Il n’y a rien à comprendre, encore moins à justifier par un « Dieu l’a voulu »...

Au Pays de la lumière…

Un moine cistercien

Quand l’absurde déchirure survient, n’essayons pas de comprendre. Il n’y a rien à comprendre, encore moins à justifier par un « Dieu l’a voulu ». Non, Dieu ne l’a pas voulu, aucune explication n’est possible, sauf celle très courte des causes immédiates : un virus, un accident, la guerre. Mais ce n’est que repousser la question : pourquoi le virus, pourquoi l’accident, pourquoi la guerre ? Une explication profonde serait apaisante. Il n’y en a pas. Il n’y a que ce lancinant : « pourquoi, mais pourquoi ? » Le face à face de l’amour n’est plus possible, sauf sur des photos, des films, des lettres, des vidéos. Mais ce sont des images passées. Il manque le visage d’aujourd’hui. « Je ne le verrai plus, je ne le verrai plus », tel est le cri qui affole tant le cœur. La privation du corps réduit le face à face de l’amour au silence, à la solitude, à l’absence mais j’ose le dire, ne nous livre pas au néant.

 Avec les jours, une lueur se met à briller au fond des ténèbres. Dans le silence et les profondeurs du petit sanctuaire que chacun porte en soi, et lorsqu’une forme de paix est revenue, une vie se remet doucement à battre. La mort n’a pas brisé l’amour. L’amour se flatte d’être fort comme la mort, c’est-à-dire que la mort n’engloutit pas l’amour dans ses abîmes. Cet amour continue mais en silence ; il continue à vivre dans la profondeur du cœur ; il a mystérieusement ses dialogues, ses visions, ses appels, les pointes d’une incompréhensible joie, la persévérance d’une vie à deux malgré la mort. Ainsi le Vendredi saint était aussi l’aurore d’un amour jamais défait et qui chante encore la Vie, car il n’est pas vrai qu’au Golgotha la mort ait le dernier mot.

A cause de cela, nous pouvons nous adresser avec audace et amour à celui qui nous a quittés :  « Toi qui vis désormais au cœur de Dieu, regarde bien qui est Dieu. Dis-moi si c’est le même que celui que je cherche. C’est toi qui vas me le dire, si celui que je cherche est bien celui que tu contemples. Je t’adopte comme le maitre spirituel de toute ma vie. Je te demande de m’enseigner le chemin de Dieu dans ce que tu vis déjà. » Comment ne pas être bouleversé par ce que Dieu nous permet de vivre avec nos défunts ?

 Avouons-le, notre imaginaire met les bouchées doubles quand nous évoquons l’ultime rencontre : c’est le jour du Jugement, le décor est majestueusement planté, les anges sont mobilisés au garde-à-vous, la gloire du Seigneur embrase les cieux et nous tremblons aux pieds du juge. N’oublions jamais que le Christ de justice reste le même que celui qui est né dans une étable, a lavé les pieds de ses disciples, a souffert sous Ponce Pilate et est mort sur la Croix. Il n’a voulu d’autre gloire que celle de servir et de s’anéantir pour nous faire grandir jusqu’à lui-même ressuscité.

Quelle prétention et même quelle infantile légèreté de prétendre devant Dieu avoir été plus ou moins fidèle ! Quel encombrement aussi de revenir sur les détours de nos itinéraires ! Devant Dieu, il n’y a que l’être que nous sommes aujourd’hui, il n’y a que les êtres que nous avons aimés, même si nous les avons mal aimés. Devant Dieu, il n’y a aussi que cette évidence qu’il est pour nous toujours temps d’aimer d’une façon plus dépouillée, plus ample aussi. Unique devant Dieu, chacun de nous l’est aussi dans l’invention de l’amour ; et s’il est possible d’imaginer qu’un jour l’ultime dialogue sera engagé, j’aimerais alors entendre de la part de Dieu : « Moi, qui suis l’Amour, racontes-moi comment tu as, toi aussi, inventé l’amour. Ne me dis pas comment tu m’as aimé, moi ton Dieu, car c’était au-delà de ta portée ; dis-moi seulement comment tu as aimé tes frères. Dis-moi ta vie d’homme. » Ainsi le dernier dialogue ne portera pas sur la religion, et c’est tant mieux, il sera celui d’un être qui rencontre l’Etre.

L’enjeu de la vie chrétienne est de faire naître en nous, jour après jour, un consentement que nous affirmons, parfois contre vents et marées, dans les moments les plus bas comme dans les moments les plus hauts, et ce consentement s’exprime dans un cri de confiance inouïe : « Me voici Seigneur ! » Oui, un chrétien est celui qui, jour après jour, événement après événement, pensée après pensée, écrit dans sa vie son propre « Me voici ». Pourquoi? Parce que j’imagine qu’au jour de ma mort, alors que mon intelligence, et la clarté de ma conscience seront peut-être éteintes ou abîmées par la souffrance et par l’agonie, peut-être même désespérées, le « Me voici », maintes fois prononcé puis oublié, puis prononcé à nouveau se fera entendre devant Dieu. Dieu ne demandera rien. Oui, au jour du Jugement, aussi nus que la flamme de la bougie, nous aurons l’audace de nous avancer vers l’Amour agenouillé, car de toute éternité, Dieu sera prosterné à nos pieds pour nous les laver. Nous irons peut-être à la rencontre avec des béquilles, en boitant, en rampant même, mais nous irons quand même en espérant que Dieu sera bouleversé par le cri qui jaillira de notre cœur : « Me voici Seigneur ; j’ai tenté d’être un homme et je suis ton enfant ! »

Comment aurions-nous pu soupçonner tout ce que nous représentions aux yeux du Père? Nous sommes évalués au poids de Dieu Lui-même. Quelle révélation ! Il nous faut sans cesse revenir au jour de notre baptême, où le Père nous a dit : « Tu es mon enfant bien-aimé ? » Nous faudra-t-il, comme l’enfant prodigue, être réduit à la dernière extrémité pour comprendre enfin? La gloire qui nous attend et qui devrait être la nôtre dès aujourd’hui, sera de voir notre déchéance continuellement enveloppée dans la mansuétude du Père. Nos œuvres, bonnes ou mauvaises, ne sont pour rien dans la balance de l’amour : seul notre titre d’enfants bien-aimés bouleverse le cœur du Père et le fait frémir. Nous serons parfaits, évangéliquement parlant, non pas en n’ayant rien à nous reprocher, mais en acceptant d’être continuellement purifiés par le baiser de l’amour gratuit. Notre seule richesse, c’est le cœur du Père.

Au seuil de l’éternité, il ne se produira rien d’essentiellement nouveau. Nous apprendrons seulement que nous avions toujours été des êtres glorifiés dans un océan de pardon et d’amour gratuit. Notre éternité, c’est déjà aujourd’hui. Nous avions imaginé un protocole sévère en pénétrant dans son sanctuaire, alors que le Père ne pouvait s’employer qu’à trouver des sandales pour nos pieds souillés par les champs d’ordure traversés et à embrasser avec effusion les indigents que nous sommes. Nous ne pouvons rendre gloire à l’Amour qu’en lui permettant de nous habiller d’innocence et de beauté.

Oui, au soir de notre vie, quand pour la dernière fois nos yeux se fermeront, ce sera pour s’ouvrir sur un insoupçonnable horizon. Nous avons tremblé à la pensée de cette rencontre qui allait décider de notre éternité. En dépit de tout le mal qui pourra nous habiter alors, nous verrons le Père venir à nous pour nous embrasser avec effusion. Nous craignons d’être mis à découvert. Soyons sans crainte, le baiser est aveugle. Dans l’Au-delà, notre joie sera sans mesure quand nous verrons avec quelle compassion et tendresse le Seigneur avait jeté le filet de la Miséricorde sur chaque page de notre vie ? Miséricorde, tel est le mot que les pauvres, les pécheurs et les chercheurs de Dieu se passeront d’un bout de l’éternité à l’autre.

Il semble démentiel de tenir de tels propos, n’est-ce pas ? Le jugement de Dieu consisterait en ceci : nous laisser aimer, nous voir assigner la première place, accepter que tout le paradis, à commencer par Dieu Lui-même, se mette à notre service et que tous puissent trouver leur bonheur dans la contemplation de ce scénario si différent de ce que nous avions pu appréhender ! Permettre à Dieu d’agir en conformité avec le fond de sa nature, voilà, uniquement, ce qui nous ouvrira le paradis ! Dieu oubliant tout pour être tout entier à ce misérable qui se présente à Lui. Seuls comptent désormais les traits de notre visage enfoui dans le sein du Père à qui il suffit d’un perdu qui s’abandonne en pleurant. Ah, si nous comprenions que le Père n’est véritablement Lui-même que penché sur nous ! Nous ne pouvons nous l’imaginerautrement qu’incliné très bas et nous soulevant comme un enfant pour nous coucher dans son cœur.

Là où tu étais profondément brisé, le Père t’a regardé avec amour. Quand tu lui montrais ton visage défait, Il regardait l’amour qui se reflétait dans tes yeux. Et quand tu lui faisais voir la laideur de tes plaies, il te disait : « tu es beau ». Etais-tu dépouillé de toi-même, nu? Lui te voulait habillé et plein de Lui. Lorsque tu te voyais laid, Lui se miroitait dans la beauté de ton être. Les jours où tu étais dans la nuit, il te voulait dans l’éclatante lumière de son amour. N’hésites plus. Vas vers Lui. Il veut te revêtir du vêtement de l’innocence.

Nous hésitons à croire qu’il puisse en être ainsi pour nous à notre arrivée dans la gloire. Notre indignité et notre manque de préparation pourraient-ils faire obstacle à ce qu’il en soit ainsi ? Nous rêvons de parvenir devant Dieu avec une conscience pacifiée, dans l’assurance d’avoir accompli tout ce qui nous avait été demandé ? Ce qui importe, c’est d’oublier le bien que nous avons fait comme offrande à présenter pour influencer notre juge et de confesser le mal que nous avons commis pour provoquer l’irruption de la miséricorde. Nous ne pouvons avoir part à l’ivresse de la miséricorde qu’en nous ouvrant au pardon. Au pays de la lumière, la plénitude consiste moins à bénéficier d’insignes privilèges qu’à contempler Dieu, perdu de joie dans le visage du pauvre que nous sommes. La loi va s’éterniser et Dieu Lui-même ne cessera de dire en nous désignant : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. »

Ah, si les morts pouvaient parler ! Que diraient-ils? Ils nous diraient que la mort est le visage de Dieu une seconde avant qu’il se tourne vers nous. Ils nous diraient que mourir, ce n’est pas s’enfoncer dans l’inconnu, c’est être enfin reconnu ! Que mourir, ce n’est pas paraître devant Dieu mais faire l’expérience de sa chaleureuse présence en nous pour entrer dans un éternel cœur à cœur, que mourir, c’est s’éveiller habillé de lumière et de beauté. Ils nous diraient encore que mourir, c’est donner naissance à Dieu, à la manière d’un enfant perdu qui, un jour, fit revivre son père en se laissant embrasser par Lui.

L’acte de mourir à une telle envergure qu’il efface tout notre passé, le bon comme le mauvais ! C’est l’heure où Il ne doit plus subsister que le coeur de l’enfant et le coeur du Père.

Notre péché, notre seul péché, c’est d’avoir méconnu l’émouvante beauté de la miséricorde de Dieu qui nous dit : « Tu es lumière et tu retourneras à la lumière. »