L'Ascension (1) — Avec Benoît et les Pères cisterciens

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L'Ascension (1)

Evangile et peinture

L’Ascension …
La solennité de ce jour, mes frères, est glorieuse en même temps que joyeuse, si vous me permettez de le dire. En ce jour, en effet, le Christ reçut une gloire unique, et nous, nous trouvons un sujet tout particulier de joie. Elle est la clôture, l’achèvement de toutes les autres fêtes chrétiennes et l'heureux terme du pèlerinage du Fils de Dieu ici-bas.

 

 

Bernard de Clairvaux

Second sermon pour le jour se l’Ascension. (extraits)

La solennité de ce jour, mes frères, est glorieuse en même temps que joyeuse, si vous me permettez de le dire. En ce jour, en effet, le Christ reçut une gloire unique, et nous, nous trouvons un sujet tout particulier de joie. Elle est la clôture, l’achèvement de toutes les autres fêtes chrétiennes et l'heureux terme du pèlerinage du Fils de Dieu ici-bas. En effet, c'est le même qui descendit sur la terre, qui remonte aujourd'hui au plus haut des cieux, afin d'accomplir toutes choses (Ep 4,10). Après avoir montré qu'il est le maître de tout ce qui est sur la terre, au fond de la mer et dans les enfers, il ne lui restait plus qu'à montrer de même, ou plutôt, par des preuves plus convaincantes encore, qu'il est le maître des airs. La terre, en effet, avait reconnu son Sauveur, lorsqu'à ce cri puissant, tombé de ses lèvres: « Lazare, sors dehors (Jn 11,43), » elle rejeta un mort de son sein. La mer le reconnut aussi, lorsqu'elle se fit solide sous ses pas le jour où ses disciples le prenaient pour un fantôme (Mt 14,25). Enfin, les enfers le reconnurent pour leur maître et Seigneur, le jour où il rompit leurs portes de fer (Ps 106,16), et brisa leurs gonds d'airain, le jour, dis-je, où il garrotta l'homicide dont la rage est insatiable, le diable, dis-je, Satan (Ap 20,2) Oui, celui qui ressuscita les morts, guérit les lépreux, rendit la vue aux aveugles, fit marcher droit les boiteux, et, d'un souffle mit en fuite tout le cortège de nos infirmités, s'est montré le maître de toutes choses, en restaurant toutes celles qui s'étaient détériorées, de la même main qui les avait créées. De même, il a bien prouvé qu'il était le Seigneur de la mer et de tout ce qui se meut dans son sein, quand il prédit à son disciple qu'il trouverait une pièce d'argent dans le ventre du poisson qu'il allait prendre (Mt 17,26). Enfin, quand il a traîné à sa suite les puissances de l'air et les a attachées à sa croix (Col 2,14), il a montré qu'il avait plein pouvoir sur les puissances infernales. Il a passé, en effet, en faisant le bien, et en délivrant les possédés du démon, ce Jésus qui, dans un lieu champêtre, instruisait la foule qui le suivait et devant son juge, se tenait debout pour recevoir un soufflet, et qui, pendant tout le temps qu'il passa sur la terre, vécut parmi des hommes, toujours debout malgré d'innombrables fatigues, et opérait notre salut au milieu de la terre.

 

Et maintenant, Seigneur Jésus, pour mettre la dernière main à ta tunique sans couture, pour donner à l'édifice de notre foi son couronnement, il ne reste plus qu'à te montrer le maître des airs à tes disciples, en t’élevant, à leurs yeux, dans le ciel. Alors, il sera évident pour eux que tu es le Seigneur de toutes choses, puisque, tu auras accompli tout en toutes choses, et c'est alors que tout genou devra fléchir à ton seul nom dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et toute langue proclamer que tu es dans la gloire assis à la droite du Père (Ph 2,10). A cette droite, se trouvent des délices sans fin. Quand l'Apôtre nous exhorte à rechercher les choses qui sont dans le ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Col  3,1), c'est parce que c'est là qu'est Jésus-Christ, notre trésor, celui en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, parce que c'est en lui que la plénitude de la divinité habite corporellement (Col 2,3-2,9).

 

Mais quelle part y a-t-il pour moi dans ces solennités? Qui est-ce qui me consolera, Seigneur Jésus, moi qui ne t’ai vu ni attaché à la croix, ni couvert de plaies livides, ni dans la pâleur de la mort ? Moi qui n'ai pas compati au crucifié, qui ne suis point allé visiter son sépulcre, afin de faire couler au moins le baume de mes larmes sur ses plaies ? Comment as-tu pu me quitter sans me donner un dernier salut, alors que dans tout l'éclat de ta parure de fête tu as été accueilli par la cour céleste tout entière, ô Roi de gloire ? Oui, mon âme aurait repoussé toute espèce de consolations si les anges n'étaient venus à moi avec des paroles de jubilation sur les lèvres pour me dire : « Hommes de Galilée, pourquoi demeurez-vous ainsi immobiles les yeux attachés au ciel ? Ce Jésus qui, en se séparant de vous, s'est élevé dans les cieux, en reviendra un jour de la même manière que vous l'y avez vu monter (Ac 1,11). » Il reviendra  de la même manière que vous l’avez vu partir. Viendra-t-il donc nous chercher dans ce cortège unique et universel, ou descendra-t-il précédé de tous les anges et suivi de tous les hommes pour juger les vivants et les morts ? Il est bien certain qu'il reviendra sur la terre, mais il y reviendra de la même manière qu'il s'en éloigne aujourd'hui, non pas comme il y descendit la première fois. En effet, lorsqu'il vint pour sauver nos âmes, il se fit humble; mais quand il reviendra pour tirer ce cadavre de son sommeil de mort, pour le rendre semblable à son corps glorieux, et remplir d'une gloire abondante ce vase si faible aujourd'hui, il se montrera dans toute sa splendeur. Aussi, reverrons-nous alors avec une grande puissance et une grande majesté celui qui la première fois s'était caché sous les infirmités de notre chair. Non content de diriger mes regards vers lui, je pourrai le contempler, mais non point encore de près, et cette seconde apparition, pleine de gloire et d'éclat, dépassera manifestement l'éclat et la gloire de sa première glorification.

 

 Persévérez donc, mes très-chers frères, persévérez dans la règle que vous avez embrassée, afin de monter par l'humilité à la hauteur de la gloire, car l'une est la voie qui conduit à l’autre, et il n'en est pas de plus sûre que l'humilité pour arriver à la vie. Quiconque y tend par un autre chemin tombe plus qu'il ne monte, car il n'y a que l'humilité qui nous élève, il n'y a qu'elle qui nous puisse conduire à la vie. Et Jésus-Christ lui-même qui, étant Dieu, ne pouvait, à cause de sa divinité, ni croître ni monter, puisqu'il n'y a rien au-dessus de Dieu, a trouvé un moyen de croître en descendant, en venant s'incarner, souffrir et mourir pour nous arracher à la mort éternelle. Ainsi Dieu son Père, l'a-t-il exalté quand il est ressuscité, quand il s'est élevé dans les cieux et qu'il est allé s'asseoir à la droite de Dieu. Allez, mes frères, et faites de même. Vous ne sauriez monter si vous ne commenciez par descendre, car tel est l’arrêt, la loi éternelle : « Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (Lc 14,11-18,4). »

 

Heureux, Seigneur Jésus, quiconque n'a que toi pour guide, non point cet esprit transfuge qui, ayant à peine tenté de s'élever, se vit à l'instant frappé de ta droite divine. Pour nous, qui sommes ton peuple et les brebis de ton bercail, puissions-nous te suivre, ne marcher que par toi, que vers toi qui es la voie, la vérité et la vie (Jn 14,6). La voie par l'exemple, la vérité dans les promesses, la vie dans la récompense. Tu as, en effet, Seigneur, les paroles de la vie éternelle. Nous savons et nous croyons que tu es le Christ, Fils du Dieu vivant, béni, Dieu au dessus tout, dans les siècles des siècles.

 

 

Bernard de Clairvaux

Troisième sermon pour le jour se l’Ascension. (extraits)

C'est aujourd'hui que le Seigneur du ciel s'élève par une puissance céleste au plus haut des cieux, se dégage comme d'une vaine fumée des infirmités de la chair et revêt un vêtement de gloire. Le soleil s'est élancé dès son lever, sa chaleur a grandi et a pris de la force, il a prodigué et multiplié les flots de sa lumière sur la terre, et personne ne peut échapper à sa chaleur. La Sagesse de Dieu est retournée au séjour de la sagesse, là où tous les habitants comprennent et recherchent le bien. Quant à nous, nous habitons dans un pays où la malice abonde, où la sagesse est rare, « parce que le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre alourdit le sens par la multiplicité des soins qui l'agitent sans cesse (Sg 9,15). » Par le sens dont il est parlé ici je pense qu'il faut entendre l'intelligence. En effet, on peut dire qu'elle est véritablement abattue lorsqu'elle se livre à mille pensées, et ne se recueille point dans la seule et unique méditation de la cité par excellence dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre elles. Par la multitude des pensées cette intelligence est distraite par une foule de choses, et cela de mille manières. Quant à l'âme dont il est aussi parlé en cet endroit, je pense qu'elle n'est autre que nos affections qui cèdent à mille passions diverses dès que le corps se corrompt et qui, non seulement ne peuvent se guérir, mais ne sauraient même jamais se modérer tant que la volonté ne recherche point une seule chose, et ne tend point à cette seule et unique chose.

 

Il y a donc deux choses à purifier en nous, l'intelligence et la volonté. L’intelligence afin qu'elle apprenne à connaître, la volonté afin qu'elle sache vouloir. Pour nous, notre intelligence était troublée, pour ne point dire aveuglée, et notre volonté était souillée et même infiniment souillée, mais le Christ est venu illuminer notre intelligence et le Saint-Esprit purifie notre volonté. En effet, le Fils de l'homme a opéré tant et de telles merveilles sur la terre qu'on peut bien dire qu'il a arraché notre intelligence à l'influence de toutes les choses du monde, et nous a mis en état de penser constamment, sans jamais nous lasser, aux merveilles qu'il a faites. On peut bien dire qu'il a ouvert à vos pensées un vaste champ à parcourir, et que le torrent de ces pensées coule dans un lit si profond, que, selon le Prophète, il est impossible de le passer à gué (Ez 47,5). En effet, qui peut se rendre compte, par la pensée, à quel point le Seigneur de toutes choses nous a prévenus, comment il est venu à nous, et nous a secourus, comment sa majesté sans pareille a voulu mourir pour nous faire vivre, a voulu être esclave pour que nous faire régner, a voulu aller en exil, afin que nous revenions dans la patrie, a voulu enfin descendre aux œuvres les plus serviles, pour nous établir sur toutes les merveilles de ses mains.

 

Comme les disciples étaient des hommes charnels tandis que Dieu est esprit, et qu'il n'y a rien de commun entre la chair et l'esprit, il s'est voilé pour eux sous des dehors corporels, et leur a montré dans une chair vivifiante le Verbe de Dieu incarné. C’était leur montrer le soleil derrière un nuage, une lumière éclatante dans un vase de terre, un flambeau allumé dans une lanterne.

 

Mais, habitués à jouir de la présence de cette très sainte chair du Christ, les apôtres ne pouvaient entendre parler d'un départ qui devait les priver de la présence du Seigneur, eux qui avaient tout quitté pour lui. Pourquoi cela? C'est parce que si leur intelligence était éclairée, leur volonté n'était pas encore purifiée. Aussi, entendons-nous le maître leur dire avec beaucoup de douceur et de bonté : « Il vous est utile que je m'en aille car si je ne m'en vais pas, le Consolateur ne viendra pas à vous... Mais parce que je vous ai dit ces choses votre cœur se remplit de tristesse (Jn 16,7-6). » Mais d'où vient que tant que le Christ restait sur la terre que l'Esprit-Saint ne pouvait descendre sur les apôtres ? Est-ce qu'il lui était pénible de se trouver avec cette chair qui a été conçue et est née de lui, et par son opération, dans le sein d'une Vierge et d'une Vierge Mère ? Loin de nous cette pensée. Mais il voulait nous tracer la route que nous devons suivre, et imprimer en nous la forme qui doit être la nôtre. Et, en effet, le Christ s'éleva dans les airs, au milieu des larmes de ses apôtres, mais il leur envoya le Saint-Esprit qui purifia ou plutôt changea leurs sentiments, c'est-à-dire leur volonté en sorte qu’après avoir voulu le retenir parmi eux, ils étaient heureux, au contraire, qu’il fût retourné dans les cieux. Voilà comment s'accomplit cette parole prophétique du Seigneur : « Vous serez dans la tristesse, mais cette tristesse se changera en joie (Jn 16,20).» C'est ainsi que le Christ éclaira leur intelligence et que le Saint-Esprit purifia leur volonté, en sorte que pour eux, connaître le bien c'est le vouloir. C’est dans ces dispositions seulement que se trouve la religion parfaite ou la perfection religieuse.

 

 Pour moi, je ne doute pas que votre intelligence à tous ne soit illuminée, mais j'ai plus d'un motif manifeste pour croire que votre volonté n'est pas également purifiée. Tous, en effet, vous connaissez la voie que vous devez suivre et la manière dont il faut marcher, mais vous ne le voulez pas tous également. Il y en a plusieurs parmi vous, il est vrai, qui, non seulement, marchent mais courent, ou mieux encore volent à tous les exercices dont cette voie remplit la vie. Pour eux, les veilles sont courtes, les mets qui leur sont servis sont agréables et doux, leurs pauvres vêtements sont bons, et les travaux non seulement sont tolérables, mais même pleins de charmes et d'attraits. Mais il y en a aussi d'autres pour qui il n'en est pas ainsi. C'est avec un cœur sec ou plutôt à contre cœur et par une sorte de respect humain qu'ils se traînent plutôt qu'ils ne se portent à toutes ces choses et sous l'empire seul de la crainte de l'enfer. Que dis-je ? Il y en a même quelques-uns qui se sont fait un front de courtisane qui ne sait plus rougir, que nous ne pouvons même plus forcer à ces sortes d'exercices. Oui, mes frères, il y en a beaucoup parmi nous, qui s'assoient à la même table que nous, dorment à côté de nous, mêlent leurs chants aux nôtres, partagent nos travaux, et que j'appellerai bien malheureux, misérables même, attendu que, partageant toutes nos tribulations, ils n'ont aucune part à nos consolations. Dirai-je que le bras du Seigneur s'est raccourci et qu'il ne peut plus donner à tous ses enfants, quand je sais qu'il n'a qu'à ouvrir la main pour combler tout être vivant de ses bénédictions ? Quelle est donc la cause ? Pourquoi il en est ainsi ? La voici, je crois : c'est qu'ils ne voient pas le Christ lorsqu'il leur est ravi, en d'autres termes, ils ne songent pas comment ils les a laissés orphelins, qu'ils sont des étrangers et des voyageurs sur la terre, qu'ils sont ici-bas dans leur corps de corruption comme dans un horrible cachot, et qu'ils ne sont point avec le Christ. Pour ces religieux-là, s'ils demeurent longtemps ainsi sous le fardeau qu'ils supportent, ils finiront par succomber ou par en être écrasés. On peut dire qu'ils sont dans une sorte d'enfer et qu'ils ne respirent jamais pleinement à la lumière des miséricordes du Seigneur, ni dans cotte liberté de l'esprit qui seule rend doux le joug du Seigneur et son fardeau léger.

 

Or, cette tiédeur pernicieuse vient de ce que leur affection, c'est-à-dire leur volonté, n'est pas encore purgée, et que, pour eux, connaître le bien ce n'est pas encore le vouloir, parce qu'ils sont toujours pesamment attirés et subjugués par leur propre concupiscence. En effet, ils aiment dans leur chair toutes ces prévenances terrestres qui se manifestent par un mot, par un signe, par un fait, et de mille autres manières, et s'ils y renoncent quelquefois, ce n'est jamais sans espoir de retour. Voilà d'où vient qu'ils dirigent rarement leurs désirs vers Dieu. Leur pénitence n'est pas de tous les moments, elle a ses heures, et, si je puis le dire, ses moments. Or, l'âme ne saurait être remplie de la grâce du Seigneur dès qu'elle est sujette à toutes ces distractions mais si elle se dégage de celles-ci, elle sera comblée de celle-là, mais elle sera d'autant plus ou d'autant moins remplie de la grâce qu'elle se séparera plus ou moins de ces distractions charnelles. Ou plutôt, si vous l'aimez mieux, jamais, au grand jamais, les consolations de la grâce ne se mêleront à celles de la chair, car dès que leur huile ne trouve plus de vases vides, elle cesse de couler. D'ailleurs on ne peut mettre le vin nouveau que dans des outres nouvelles, si on veut conserver le vin et les outres. En effet, on ne peut mettre ensemble l'esprit et la chair, le feu et la tiédeur, surtout quand on sait que là tiédeur provoque le dégoût et les nausées au Seigneur même (Ap 3,16).

 

Eh bien, mes très chers frères, puisque c'est aujourd'hui que l'Époux nous est enlevé, non sans que nos cœurs en ressentent quelque émotion et quelque trouble, mais pour nous envoyer l'Esprit de vérité, pleurons et prions, afin qu'il nous trouve, ou plutôt qu'il nous rende dignes de le recevoir, et qu'il remplisse la maison où nous nous trouvons réunis, et que, par son onction, plutôt que par ses coups, il nous instruise de toutes choses, qu'il illumine notre intelligence et purifie notre volonté, qu'il vienne enfin à nous et établisse sa demeure en nous.

 

 

Bernard de Clairvaux

Quatrième sermon pour le jour se l’Ascension. (extraits)

Mes frères, je ne veux, ni ne dois vous priver des pensées que le Seigneur me fait la grâce de m'envoyer pour votre édification, au sujet de son ascension, ou plutôt de toutes ses ascensions, d'autant plus que telle est la nature des biens spirituels qu'on ne saurait les diminuer en les partageant avec les autres. Peut-être ce que j'ai à vous dire est-il déjà connu de plusieurs, car Dieu a pu le leur révéler comme à moi, mais en faveur de ceux dont l'esprit, occupé à des choses plus élevées encore, ou distrait par d'autres occupations, n'a point eu les pensées qui me sont venues, et même aussi à cause de ceux dont l'intelligence n'est point assez développée pour les avoir, je me sens dans l'obligation de vous exposer ce qui m'est venu à l'esprit.

 

Celui qui est descendu sur la terre est le même Christ qui est monté dans les cieux (Ep 4,10). Ce sont les propres paroles de l'Apôtre. Pour moi, je crois que s'il est monté c'est précisément en descendant, et qu'il fallait que le Christ descendit pour nous apprendre à monter. Nous sommes avides d'élévation, nous n'aspirons tous qu'à nous élever, c'est que nous sommes, en effet, de nobles créatures, douées d'une âme grande, et qui ont naturellement le goût de la grandeur. Tout le monde flatte les puissants, tout le monde leur porte envie. Ah malheureux mortels  de qui suivez-vous les traces ? Est-ce que vous ne voyez pas Satan tomber du haut du ciel, rapide comme la foudre?

 

Mais notre ennemi ne fut point pour cela à court de ruses. Il montra à l'homme une montagne pareille à la science, et lui dit « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Gn 3,5). » C'est encore là une montée dangereuse à gravir, ou plutôt c'est une véritable descente de Jérusalem à Jéricho. Cette montagne n'est autre que la science qui enfle. Nous voyons encore de nos jours une foule d'enfants d'Adam entreprendre de la gravir avec une incroyable ardeur, comme s'ils ne savaient pas quelle chute affreuse leur père a faite, en voulant en atteindre le sommet, chute si profonde et si grave que toute sa postérité en a été elle-même renversée et brisée. Ô homme, les blessures que tu as reçues dans cette ascension du mont de la science, quoique tu fusses encore en partie dans les ténèbres de l'avenir, ne sont point encore guéries, et cela ne t'empêche point de faire aussi tous les efforts possibles, pour le gravir à ton tour. Tu veux donc que ton dernier état soit pire que le premier ? Ah ! Malheureux, d'où te vient cette passion, cette sorte de rage ? Ô enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? Pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge (Ps 4,3) ? Ne savez-vous donc point que Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les puissants (1Co 1,27) ? Les menaces terribles d'un Dieu qui doit perdre la sagesse des sages et réprouver la science des savants, ne sont-elles pas faites pour nous détourner d'une pareille entreprise ? L'exemple de notre premier père, les sentiments de notre cœur, la dure expérience de la nécessité qui pèse sur nous par suite de notre amour insensé de la science, rien ne peut-il donc nous y faire renoncer ?

 

Ainsi, mes frères, je viens de vous montrer une montagne que vous devez non point gravir, mais fuir. C'est celle que montait celui qui voulait être comme Dieu, et savoir le bien et le mal. Ses descendants, encore de nos jours, continuent à la grossir et à l'élever. Rien n'est méprisable à leurs yeux dès que çà peut servir à élever plus haut encore le sommet de la science. Afin de passer pour être plus savants que les autres, on les voit cultiver, avec une ardeur qui leur fait oublier la peine et la fatigue, les uns l'étude des belles lettres, les autres la science des choses du monde, ceux-ci des arts d'agrément que Dieu a en horreur, et ceux-là un art servile quelconque. Voilà comment ils élèvent leur Babel, et par quel moyen ils se flattent de devenir semblables à Dieu, c'est en s'appliquant avec ardeur à ce qu'il ne faut pas, et en négligeant ce qu'il faut. Or, qu'y a-t-il de commun entre vous, mes frères, et ces montagnes dont la montée est remplie de tant de difficultés et semée de tant de périls ? Et pourquoi vous éloignez-vous de la montagne qu'il vous est si facile et si utile de gravir ? L'ambition du pouvoir a dépouillé l'ange de la félicité des anges, et le désir de savoir a fait perdre à l'homme la gloire de l'immortalité. Si quelqu'un songe à s'élever sur la montagne du pouvoir, que de contradicteurs ne rencontrera-t-il pas sur sa route ? Que de gens qui le repousseront, que d'obstacles l'arrêteront, que de difficultés embarrasseront sa marche ! Mais qu’en sera-t-il s'il réussit enfin à arriver au but de ses désirs ? L'Écriture nous le fait assez comprendre en disant : « Les puissants seront fortement tourmentés (Sg 6,7) » encore passé-je sous silence les sollicitudes et les anxiétés dont le pouvoir lui-même est la source constante et féconde. Un homme a-t-il l'ambition de devenir savant ? A quelles fatigues va-t-il se condamner, à quelles tortures va-t-il soumettre son esprit ? Et pourtant, quoi qu'il fasse, il faut qu'il sache que c'est pour lui qu’il est dit : vous vous mettriez en quatre que vous n'arriveriez pas au but, que vous vous proposez. Son œil verra avec une tristesse amère tout savant qui le tiendra pour moins instruit que lui ou que l'opinion publique placera avant lui. Mais enfin, qu'est-ce qui l'attend quand une fois il se sera bien bourré de science ? « Je détruirai, répond le Seigneur, la sagesse du sage, et je rejetterai la science des savants (1Co 1,19). »

 

En deux mots, vous voyez donc bien, mes frères, du moins je le pense, comme nous devons, fuir l'une et l'autre montagne, si la chute de l'ange et celle de l'homme nous inspirent quelque crainte. Mais que faisons-nous cependant ? Il ne nous est point avantageux de monter à la manière de l'ange ou d'Adam et pourtant, nous n'avons qu'un désir, monter. Qui donc nous apprendra une ascension salutaire? Qui sera-t-il, si ce n'est pas celui dont il est écrit : « Celui qui est descendu est le même qui est monté (Ep 4, 10)? » Il fallait, en effet, qu'il nous montre comment on doit monter, pour que nous ne suivions ni les pas, ni les conseils de ce perfide séducteur. Mais comme le Très Haut ne pouvait monter plus haut, il descendit, et, en descendant, il nous a frayé une montée aussi douce que salutaire. Il est descendu du haut de la montagne de la toute-puissance, en s'enveloppant de la faiblesse même de notre chair. Il descendit aussi des sommets élevés de la science, parce qu'il lui a plu, à lui qui est Dieu, de sauver, par la folie de ce qu'il a prêché, ceux qui croient en lui. Où trouver, en effet, quelque chose de plus faible que le corps délicat et les membres chétifs d'un tout petit enfant ? Qu'y a-t-il de moins savant qu'un nouveau-né qui ne connaît encore que le sein de sa mère ? Est-il un homme plus réduit à l’impuissance que celui qui a ses membres cloués, et dont notre œil peut compter tous les os ? Enfin, connaissez-vous rien de plus insensé que de donner sa vie en pâture à la mort pour acquitter une dette qu'on n'a point contractée ? Vous voyez à quel point il est descendu des hauteurs de sa puissance et des sommets élevés de sa sagesse quand il s'est anéanti lui-même. Mais il ne pouvait s'élever plus haut sur la montagne de la bonté, ni manifester plus vivement sa charité. Ne vous étonnez donc point si le Christ est monté en descendant, puisque vous voyez que les deux autres, l'ange et l'homme, sont tombés en montant.

 

Je vous en prie, mes frères, prenez garde que vos cœurs ne s'appesantissent point dans les inquiétudes de cette vie, car pour ce qui est de l'excès du boire et du manger, grâce à Dieu, je n'ai pas à vous faire la même recommandation. Oui, mes frères, déchargez, je vous en conjure, déchargez vos cœurs du poids accablant des pensées de la terre et vous verrez que le Seigneur a rempli son sanctuaire de gloire. Levez vos cœurs avec les mains de vos pensées, si je puis ainsi parler, et vous verrez le Seigneur transfiguré. A quoi bon, en effet, savoir où l'on doit aller, si on ne sait la route qui doit conduire au but désiré ?

 

 Mais après cela, vous avez une seconde montagne à monter, où vous entendrez la voix d'un prédicateur qui vous présentera une échelle de huit échelons dont le sommet touche aux cieux. « Bienheureux, vous dit-il, ceux qui souffrent persécution pour la justice, le royaume des cieux est à eux (Mt 5,10). » Si vous êtes parvenu à gravir le premier mont, par une méditation soutenue de la gloire du ciel, vous n'aurez pas grand mal à vous élever au haut du second, pour y méditer jour et nuit, la loi du Seigneur, comme nous voyons que le fit le même prophète qui, non content de songer à ses récompenses, méditait sans cesse sur ses préceptes, parce qu'il les aimait extrêmement (Ps 118,47). Voilà comment vous vous entendrez dire à vous-même : « Vous savez où je vais par la première ascension, et vous connaissez la route qui y mène (Jn 14,4), » par la seconde. Prenez donc au fond du cœur la résolution de rechercher la voie de la vérité, de peur que vous ne soyez du nombre de ceux qui n'ont pas su trouver le chemin qui les conduisit dans une ville où ils puissent habiter et mettez-vous en peine de monter non seulement par la méditation de la gloire du ciel, mais encore par un genre de vie digne d'obtenir cette gloire pour récompense.

 

La troisième montagne dont je trouve qu'il soit parlé dans la Sainte-Ecriture, c'est celle sur laquelle il est monté pour prier seul (Mt 14,23). Vous voyez par là si l'Epouse des Cantiques a eu raison de dire : «Le voici qui vient, sautant sur les montagnes (Ct 2,8). » Sur la première, il fut transfiguré pour vous apprendre le but où vous devez tendre, sur la seconde il vous fait entendre des paroles de salut, afin de vous instruire des moyens par lesquels vous pouviez atteindre le but et sur la troisième, il a prié, afin que vous d’orienter tous vos efforts pour avoir une volonté bonne, celle de vous mettre en route et de parvenir au but. Car « celui qui sait le bien qu'il a à faire et ne le fait point est plus coupable que les autres (Jc 4,17). » Aussi, quand vous saurez que c'est dans la prière que nous obtenons la volonté bonne, lorsque vous serez instruit de ce que vous avez à faire, pour obtenir la force de le faire, vous devez aller sur la montagne de la prière, vous devez prier avec instance, vous devez prier avec persévérance, à l'exemple de Celui qui passait des nuits en prières, et votre Père qui est bon vous donnera un bon esprit, parce que vous le lui avez demandé (Lc 11,13). Remarquez aussi combien il est à propos, à l'heure de la prière, de rechercher un lieu secret puisque le Seigneur lui-même, non content de nous le recommander dans ses discours, en nous disant : « Entrez dans votre chambre, et après en avoir fermé la porte, priez votre Père en secret (Mt 6,6), » nous en donne l'exemple. Il n'emmène avec lui sur la montagne aucun de ses familiers, il y va seul pour prier.

 

Pourrons-nous trouver encore quelque autre ascension du Sauveur ? N'en doutez pas, mes frères, nous ne saurions, en effet, oublier la monture sur laquelle nous voyons qu'il fit son entrée à Jérusalem, non plus que la croix où il est monté, car, il a fallu que le Fils de l'homme fût élevé sur la croix, selon ce qu'il disait lui-même en ces termes : « Et lorsque j'aurai été élevé, j'attirerai tout à moi (Jn 12 ,32). » Eh bien donc, maintenant que vous savez ce qu'il faut faire, et que vous voulez le faire, que ferez-vous, en effet, puisque vous n'avez pas le moyen de l'accomplir (Rm 7,23) ? Car les mouvements de l'âne, de votre bête, ont une loi contraire, et tendent à s'imposer même à vous. Que ferez-vous donc, je vous le demande, ainsi monté sur la concupiscence dont les mouvements contraires à ceux de la raison, dominent dans tous vos membres ? En effet, voulez-vous jeûner ? Les aiguillons de la faim vous pressent. Avez-vous l'intention de passer la nuit dans une veille pieuse ? Le sommeil vous accable. Que faire avec cette monture? Tous ses mouvements tiennent, en effet, de la bête. Ils nous sont communs avec l'âne sur lequel nous sommes assis, car, l'homme, est-il dit, « a été comparé aux bêtes de somme qui n'ont point la raison en partage, et il leur est devenu semblable (Ps 49,13). » Monte, Seigneur, monte sur cette bête de somme, sur cet âne, et maîtrise ses mouvements car, s'ils ne sont maîtrisés, ils nous maîtriseront. S'ils ne sentent la pointe de l'éperon ils nous la feront sentir et, s'ils ne sont réprimés, ils nous opprimeront. Voilà pourquoi, ô mon âme, tu dois imiter encore le Seigneur dans cette sorte d'ascension, t’élever au dessus de tes appétits charnels et les dominer complètement. Car, si tu veux monter jusqu'au ciel, il faut que tu commences par t'élever au dessus de toi-même, en foulant aux pieds les désirs de la chair qui combattent en toi contre toi.

 

Suis aussi, ô mon frère, le Christ montant sur sa croix, et s'élevant ainsi au dessus de la terre, et place-toi par là, non seulement au dessus de toi, mais encore au dessus du monde entier, par l’élévation de ton âme, monte assez pour voir de haut et de loin toutes les choses de la terre, ainsi qu'il est écrit : « Ils verront la terre de loin (Es 33,17). » Ne te baisse sous l'attrait d'aucun plaisir du monde, ne te laisse abattre par aucune adversité. Garde-toi bien de placer ta gloire ailleurs que dans la croix du Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour toi (Ga 6,14). Regarde, comme une véritable croix, tout ce que le monde désire le plus et toi, puisque tu es crucifié au monde, attache-toi de toute la force de ton cœur à ce que le monde regarde comme une croix.

 

Lorsque tu en seras là, que te reste-t-il encore à faire, sinon de t'élever jusqu'à celui qui est le Dieu béni par dessus tout dans les siècles des siècles ? Te trouver enfin dégagé des liens du corps et te voir avec le Christ : c'est ce qui est, sans comparaison, le meilleur pour toi. (Ph 1,23). Le Prophète a dit quelque part en s'adressant à Dieu : « Bienheureux est l'homme qui attend de toi ô mon Dieu, le secours dont il a besoin et qui dispose vers toi les ascensions dans son cœur... Il s'avance de vertu en vertu pour voir le Dieu des dieux dans la céleste Sion (Ps 83,6-8)... » C'est la dernière ascension, car elle met seule le comble à tout, selon l'expression même de l'Apôtre qui nous dit: « Celui qui est ainsi descendu, le Christ, est le même qui est monté au dessus des cieux, afin d'accomplir toutes choses (Ep 4,10) » Mais que dirai-je de cette ascension-là ? Où monterons-nous, mes frères, pour être où est le Christ ? Et que trouverons-nous là ? L'œil de l'homme, n'a point vu hors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment (Es 64,3, 9). Désirons faire cette ascension, ô mes frères, ne soupirons qu'après elle, et que nos désirs soient d'autant plus ardents que notre intelligence fait plus complètement défaut en cette matière.

 

Bernard de Clairvaux

Sixième sermon pour le jour se l’Ascension. (extraits)    

Or, c'est aujourd'hui que Dieu le Père comble son Fils qui est en même temps le Fils de l'homme, de la gloire qu'il a eue autrefois en lui, avant même que le monde ne fût (Jn 17,5). Oui, aujourd'hui les cieux sont dans la joie de se voir rendre la Vérité qui est née sur la terre. Aujourd'hui, l'Époux est ravi à ses amis qui n'ont plus maintenant qu'à verser des larmes, ainsi qu'il le leur avait prédit, car, tant qu'il était avec eux, ils ne pouvaient se trouver dans le deuil et les larmes (Mt 9,15). Le  jour est venu où il leur est ravi, et c'est maintenant qu'ils doivent être dans le jeûne et les larmes. Où est maintenant le temps où tu t'écriais Pierre : « Seigneur, il fait bon ici pour nous, dressons-y trois tentes (Mt 17,4) ? » Car le voilà qui est entré pour toujours dans une tente plus grande et plus parfaite, que la main de l'homme n'a point dressée, c'est-à-dire qui n'a point été faite comme les tentes d'ici-bas (He 9,11).

 

Comment donc serait-il bon pour nous ici maintenant ? Ce séjour désormais n'est que pénible, insupportable, et dangereux même pour nous. En effet, en même temps que la malice y abonde, la sagesse s'y trouve à peine, si tant est même qu'elle s'y trouve. Tout y est plein de pièges et de pas glissants, tout y est ténèbres, les pécheurs y ont tendu leurs filets partout. Les âmes y sont exposées à de continuels périls, et, sous le soleil qui l'éclaire, elles ne connaissent que l'affliction. Il n'y a là que vanité et affliction de l'esprit. Aussi, mes frères, élevons au ciel nos cœurs avec nos mains, et efforçons-nous de suivre le Seigneur dans son ascension, du pas de l’empressement spirituel de la foi, s'il m'est permis de parler ainsi. Un jour viendra où nous nous élèverons sans retard et sans peine au devant de lui dans les airs, il sera facile alors, pour nos corps devenus spirituels, de faire ce que ne peuvent faire maintenant nos âmes animales et charnelles. En effet, quels efforts ne devons-nous pas faire maintenant pour élever nos cœurs que la corruption du corps appesantit, comme nous avons la douleur de le voir dans le livre de notre propre expérience, et que cette demeure terrestre abat sans cesse ?

 

Mais peut-être faut-il vous dire ce qu'on entend par élever son cœur, ou comment on doit s'y prendre pour l'élever. Je laisserai à l'Apôtre le soin de vous l'expliquer à ma place : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, vous dit-il, ne recherchez plus que ce qui est dans le ciel, où le Christ est assis à la droite de Dieu. N’ayez plus de goût et d'affection que pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre (Col 3,1-2). » C'est comme s'il disait en d'autres termes : si vous êtes ressuscités avec Lui, montez au ciel avec Lui, si vous vivez avec Lui, régnez aussi avec Lui. Suivons, mes frères, oui, suivons l'Agneau partout où il est, suivons-le dans les souffrances, suivons-le aussi dans sa résurrection, mais suivons-le surtout avec ardeur dans son ascension. Que notre vieil homme soit crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit, et, pour n'être pas plus longtemps esclaves du péché, mortifions nos membres qui sont sur la terre. Mais s'il est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son être, nous devons, comme Lui, marcher dans les voies d'une nouvelle vie, car s'il est mort, et s'il est ressuscité ce n'est que pour nous faire mourir au péché et vivre à la justice.

 

Mais comme cette nouvelle vie demande un séjour plus sûr que le premier, et comme la gloire de cette résurrection en réclame un plus élevé, suivons-le dans son ascension, c'est-à-dire, ne recherchons et ne goûtons plus que les choses du ciel où il est maintenant, non point celles de la terre. Vous me demandez de quel séjour je veux parler ? L'Apôtre va vous le dire, écoutez-le : « Il s'agit de la Jérusalem d'en haut, de la Jérusalem libre qui est notre mère (Ga 4,26). » Voulez-vous savoir ce qu'on y voit ? C'est un spectacle de paix. « Jérusalem, dit le Psalmiste, loue le Seigneur, Sion, loue ton Dieu, car c'est lui qui fait régner la paix sur tes frontières (Ps 147,12-14). » Ô paix qui surpasse tout sentiment et toute compréhension (Ph 4,7) ! Ô paix qui est au dessus de toute paix ! Ô mesure qui excède toute mesure ! Mesure bien remplie, bien tassée, secouée, débordante! Souffre donc avec le Christ, ô âme chrétienne, ressuscite avec lui, monte avec lui : c'est-à-dire : « Détournez – vous du mal et faites le bien, recherchez la paix, et poursuivez-la avec persévérance (Ps 33,15). » Telles sont, en effet, les leçons que Paul donnait à ses disciples, comme nous le voyons dans les Actes des apôtres, sur la continence, la justice et l'espérance  de la vie éternelle (Ac 24,25). C'est ainsi que la vérité même nous engage dans son Evangile à ceindre nos reins et à avoir nos lampes allumées (Lc 12,35), et à nous tenir comme des gens qui désormais n'attendent plus que le Seigneur.

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Guerric d’Igny

Sermon pour l’Ascension du Seigneur. (extraits)

 « Père, lorsque j'étais avec eux, je les gardais en ton nom (Jn 17,12). » Le Seigneur fit cette prière avant le jour de sa Passion. On peut cependant l'appliquer avec quelque à-propos au jour de l'Ascension, lorsque Jésus était sur le point de se séparer de ses petits enfants qu'il recommandait à son Père. Car celui qui a créé, qui éclaire et conduit, dans les cieux, la multitude des anges, avait réuni, autour de lui, une petite troupe de disciples pour les instruire sous les yeux de sa sainte humanité, jusqu'à ce que, devenus grands par les sentiments, ils fussent capables de recevoir l'esprit de discipline. Ce grand maître aimait donc d'un grand amour ces petits enfants, car, après les avoir détachés de l'amour du monde et leur avoir fait abandonner tout espérance dans le siècle, il voyait qu'ils ne dépendaient que de lui seul. Cependant, tant qu'il resta corporellement avec eux, il ne leur fit voir ni facilement, ni par de nombreux témoignages, l'affection qu'il avait pour eux. Il se montra envers eux plutôt grave que tendre, comme il convient à un maître et à un père. Mais lorsque le temps de se séparer d'eux fut venu, il parut comme vaincu par sa vive tendresse, et ne put leur dérober davantage la grandeur de son amour, qu'il leur avait cachée jusqu'alors. De là vient « qu'ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin (Jn 13,1).  Il leur donna le sacrement de son corps et de son sang avec le pouvoir de le reproduire en donnant  cette nouvelle présence. S’il se séparait d'eux de corps en apparence, par l'effet du sacrement il restait non seulement avec eux, mais encore en eux.  Dans sa bonté ineffable, il lava les pieds de ses disciples pour leur donner un exemple de salut et un sacrement de rémission de leurs fautes.

 

Alors enfin, après une exhortation prolongée, il les recommande à son Père, lève les yeux au ciel, et dit entre autres choses : « Père, lorsque j'étais avec eux, je les gardais en ton nom, et nul d'entre eux ne s'est perdu, si ce n'est le fils de la perdition. Maintenant je viens à toi. Garde en ton nom ceux que tu m'as donnés. Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les protéger du mal (Jn 17,15), » et le reste du passage, car ce n'est point le lieu de le rendre ici, encore moins de l'expliquer. L'abrégé de ce discours, comme sa lecture l'indique, consiste en ces trois choses qui constituent le salut et même la perfection, tellement qu'on n'y peut rien ajouter : « Qu'ils soient préservés du mal, sanctifiés en vérité, et glorifiés avec lui. » « Père, s'écrie-t-il, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient aussi pour voir ma gloire. » Ô heureux apôtres ! Leur avocat est leur juge, pour eux intercède celui qui doit être adoré au même titre que l'est celui à qui il adresse ses prières. Le Père ne le frustrera point du désir que lui manifestent ses lèvres, car il a avec lui une même volonté et un même pouvoir, étant un seul et même Dieu avec lui. Tout ce que le Christ demande doit nécessairement s'accomplir : ses paroles sont puissance, et sa volonté est effet accompli. A propos de toutes ces créatures qui existent, « il a dit et tout a été fait, il a commandé et tout a été créé (Ps 33,9). » « Je veux, dit-il, que là où je suis, ils se trouvent eux aussi. » Ô quelle sécurité pour les fidèles, quelle confiance pour ceux qui croient! Mais qu'ils prennent garde de ne pas rejeter la grâce qu'ils ont reçue. Ce n'est pas, en effet, aux apôtres seuls ou aux disciples qui étaient avec eux qu'une telle assurance a été donnée, mais à tous ceux qui, par leur ministère, devaient croire en la parole de Dieu. « Je ne prie pas pour eux seuls, dit le Seigneur, mais pour ceux qui, par leur prédication, croiront en moi. »

 

 C'est de là que vous tirez votre origine, là que vous avez votre Père et votre héritage, de là que vous attendez le Sauveur.