Une Présence de Visitation Notre-Dame de l'Atlas — Avec Benoît et les Pères cisterciens

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Une Présence de Visitation Notre-Dame de l'Atlas

Evangile et peinture

Notre-Dame de l’Atlas :Une Présence de Visitation selon Christian de Chergé


L'idée de rassembler les textes de Christian de Chergé sur le mystère de la Visitation m'est venue après avoir eu en ma possession deux textes où j'ai senti que, pour Christian, ce mystère exprime au mieux notre Présence chrétienne en terre d'Islam.

                                    Notre-Dame de l’Atlas :

                                 Une Présence de Visitation

                                                                                                                                               selon Christian deChergé                                                                                                                 

L'idée de rassembler les textes de Christian de Chergé sur le mystère de la Visitation m'est venue après avoir eu en ma possession deux textes où j'ai senti que, pour Christian, ce mystère exprime au

mieux notre Présence chrétienne en terre d'Islam. D'où un premier intérêt à étudier ce qu'il a dit ou écrit sur ce sujet.

Un deuxième intérêt, pour moi, moine de l'Atlas et qui rejoint d'ailleurs le premier, c'est qu'à deux reprises, dans deux homélies, Christian dit que « ce mystère de la Visitation est une fête ‘quasi patronale’ de la communauté, depuis ses origines ».

Ce n'est donc pas une « idée », une « trouvaille » de Christian ; mais bien une vocation spécifique de Notre-Dame de l'Atlas, ressentie et vécue depuis près d'une quarantaine d'années – par rapport à la première fois que Christian évoque ce thème – puisque les moines sont arrivés à Tibhirine en 1938. Mais nous y reviendrons.

Le premier texte de Christian que j'ai eu, et qui est aussi le premier en date – à ma connaissance du moins – remonte à 1977. Il s'agit d'une lettre qu'il a écrite à une sœur blanche avec qui il a fait ses études d'arabe littéraire et d'islamologie au PISAÏ (Institut Pontifical d’Études Arabes et Islamiques), de 1972 à 1974. Lorsqu'il lui écrit, cette sœur était alors au Yémen. Je vais surtout laisser parler Christian. Sa pensée est claire, me semble-t-il. Christian écrit à cette sœur et il lui répond, par rapport à ce qu'elle lui a confié de ce qu'elle vit là-bas. Il lui écrit : Comment ne pas me sentir interpellé par ce que tu as commencé à vivre, tout « là-bas », avec tes deux sœurs ? Cet isolement avec et pour Lui; ce peuple qu'Il poursuit avec et par nous; ce petit peuple sur lequel Il s'est attendri, émerveillé et qui fut, pour Lui aussi, porteur de l'Esprit: «Je te rends grâce, Père, de ce que… ce service, si comparable à celui de Marie en sa Visitation, et Marie, elle aussi portait en elle son secret, dans le silence de la contemplation, un secret qu'il ne lui appartenait pas de révéler (ce qui la rassurait, car elle n'aurait su comment faire le lien et quels mots trouver pour dire l'Insaisissable); cette présence, nécessaire, à qui veut entendre «l'autre (1)», saluer comme Élisabeth, de ces mots d'annonciation, de ces gestes d'Évangile que l'Esprit seul révèle et qui restituent la Bonne Nouvelle à celui-là qui la porte en soi (son secret, ai-je dit !) ; cette Eucharistie qui célèbre alors la vie communiquée et fait (tomber) les barrières (et tant) de credos pour entrer dans la ronde des âges et des espaces et des enfants d'Abraham. Marie, à l'heure du Magnificat, n'est plus la petite fille de Nazareth à qui serait arrivé quelque chose d’inouï ; elle est le chantre privilégié de l'action de grâce née dans le don du Fils : déjà c'est la « communion des saints » qui prend corps en son sein. Elle le sait désormais, y consent ; de Cana au Golgotha, elle sera là, et c'est tout… C’est tout.

Tous ces derniers temps, je me suis convaincu que cet épisode de la Visitation est le vrai lieu théologique-scripturaire de la mission dans le respect de « l’autre » que l'Esprit a déjà investi. J'aime cette phrase de Sullivan (dans : Matinales) qui résume bien tout cela : Jésus est ce qui arrive quand Dieu parle sans obstacle dans le cœur d'un homme. Autrement dit, quand Dieu est libre de parler et d'agir sans obstacle dans la droiture d'un homme, cet homme parle et agit comme Jésus : il fallait s'en douter ! Et Christian de conseiller à la sœur : « Essaie d'être ‘sans obstacle’ et tu ne cesseras de t'émerveiller… de t'eucharistier… (hum ! Pas très euphonique !) » Je trouve ce texte beau. Vingt ans avant de donner sa vie pour celui qui la lui prendrait, Christian avait déjà une pensée très claire, et peut-être aussi déjà définitive sur ce que doit être la Présence de l’Église en terre d'Islam.

Le deuxième texte en ma possession a été l'homélie de Christian pour la profession simple de frère Philippe, le 31 mai 1989. Ce texte n'est pas moins beau que le précédent.

Voici Marie jeune professe (son oui est tout récent). Elle se lance sur la route vers la montagne pour faire le noviciat de sa maternité universelle… Marie, vouée à porter le Christ en elle, hors de chez elle, comme chacun de nous. Et à servir humblement pour que l'Esprit fasse tressaillir l'enfant de Dieu encore en gestation en « tout autre ». Déjà, tu as su cela – dit Christian à Philippe – : il suffit d'être là, avec toute sa confiance pour que « l’autre » s'ouvre plus avant. Et tu pressens que l'Islam même peut se révéler dans son lien au Christ que tu aimerais lui porter, pour peu que tu lui offres, au creux d'une Visitation permanente, un cœur disponible à l'impossible qui nous vient de Dieu.

 

Le troisième texte que je voudrais citer est antérieur d'un peu plus d'une année au précédent. Je l'ai trouvé dans un Bulletin du Ribât (no 8, janvier 1988, p. 3). Peut-être dois-je dire brièvement ce qu'est le Ribât. Ribât veut dire : « Le lien de la Paix ». C'est un groupe « islamo-chrétien » dont les membres se rencontrent deux fois par an et partagent leur vécu pour les six mois qui viennent de s'écouler, sur un thème choisi à la rencontre précédente et qui se retrouve dans les deux traditions religieuses… Christian était le cofondateur du Ribât avec Claude Rault, le nouvel évêque du Sahara. Actuellement, le Ribât continue de se réunir. Comme exemple, le thème retenu pour la rencontre d'avril 2005 est : « Je cherche son visage tout au fond de vos cœurs. » Dans le compte rendu de la rencontre de janvier 1988, Christian disait : Si les événements nous bousculent, laissons-les nous bousculer ! L'Esprit Saint est celui qui fait sauter les frontières. Savoir reconnaître la présence de l'Esprit Saint agissant dans le cœur de « l’autre », ça lui donne du charme et quelque chose évolue et grandit en moi∞∞ : « Tu n'es pas loin du Royaume et tu m'as permis, à moi aussi, de m'en approcher. » Nous sommes invités donc à être continuellement en état de Visitation, comme Marie auprès d'Élisabeth, pour magnifier le Seigneur de ce qu'il a accompli en « l’autre » … et en moi.

 

Le quatrième texte a été donné par Christian aux Journées Romaines, en septembre 1989 – tout juste trois mois après la profession de frère Philippe. Dans ce long texte, un passage évoque, de nouveau, le mystère de la VISITATION… et Christian dit : Ce mystère est bien celui de l'hospitalité réciproque la plus complète… [Il cite alors un ami musulman qui disait, en commentant le « chemin de Marie » :] L'Esprit Saint est toujours avec celui qui prend Marie chez lui. Ce mystère de la Visitation – ajoute Christian – il est bon que l'Église le mette de mieux en mieux, au cœur de la « hâte » qui la porte vers    « L’autre » (qui désigne tout être humain) … Elle découvre alors sa mission… [Et là, Christian cite l'ancien évêque du Sahara, Mgr Jean- Marie Rimbaud :] « La mission sous l'action de l'Esprit Saint est la confluence de deux grâces, l'une donnée à l'envoyé, l'autre à l'appelé… Le chrétien s'efforce de lire ce que Dieu lui dit par la personne… du non-chrétien, il s'efforce aussi d'être lui-même avec sa communauté un signe visible, une parole aussi claire que possible du Dieu, Père, Fils et Esprit. » Et Jean-Marie Rimbaud ajoutait : « Le Royaume de Dieu est là, au milieu de vous. Aurons-nous des cœurs de pauvres pour l’accueillir ?» Des cœurs de pauvres d'où peut jaillir le Magnificat infiniment repris en Eucharistie.

Le cinquième texte n'est pas écrit, mais enregistré. Il s'agit d'une retraite que Christian a prêchée aux Petites Sœurs de Jésus, au Maroc. C'était en novembre 1990. Cette retraite avait pour thème « Le Cantique des cantiques et l’Apocalypse », et le 21 novembre, à l'occasion de la fête de la Présentation de Marie au Temple, au début d'une instruction, Christian revient sur ce mystère de la VISITATION et il y revient longuement. C'est le plus long texte que nous avons sur ce thème et aussi le plus développé.

 

Christian commence en disant : « Il est tout à fait évident que nous devons privilégier ce ‘mystère’ dans l'Église qui est nôtre » … Puis, il imagine… Il imagine que nous sommes dans la situation de Marie qui va voir sa cousine Élisabeth et qui porte en elle « un secret vivant », une « Bonne Nouvelle vivante » … Il imagine Marie dans l'embarras, ne sachant pas comment s'y prendre pour livrer ce Secret… qui est aussi le secret de Dieu… Faut-il le dire… ? Comment… ? Faut-il le cacher… ? Et puis, il se passe quelque chose de semblable dans le sein d'Élisabeth… Elle aussi porte un enfant… Et ce que Marie ne sait pas, c'est quel est le lien, le rapport entre les deux enfants… Elle sait qu'il y en a un, puisque c'est le « signe » qui lui a été donné… «sa cousine Elisabeth… »

Et Christian de poursuivre… Il en est ainsi de notre Église qui porte en elle une Bonne Nouvelle… et notre Église, c'est chacun de nous… Et nous sommes venus un peu comme Marie… d'abord pour rendre service… Finalement, c'est sa première ambition, mais aussi en portant cette Bonne Nouvelle… Et comment nous y prendre pour la dire… ? Et nous savons que ceux que nous sommes venus « rencontrer », ils sont un peu comme Élisabeth, ils sont « porteurs » d'un « message » qui vient de Dieu… Et notre Église ne nous dit pas, elle ne sait pas, quel est le lien exact entre la Bonne Nouvelle que nous portons et ce « message » qui fait vivre « l’autre » … Finalement mon Église ne me dit pas quel est le lien entre le Christ et l'Islam. Et je vais vers les musulmans sans savoir quel est le lien… Et voici que quand Marie arrive, c'est Élisabeth qui parle la première… [Puis Christian se reprend aussitôt] … Pas tout à fait exact, car Marie a salué sa cousine. Elle lui a dit : « La Paix… La Paix soit avec toi… » et ça, c'est une chose que nous pouvons faire. [Et Christian ajoute :] Cette simple salutation a fait « vibrer » quelque chose, « quelqu’un » dans Élisabeth. Et dans cette vibration « quelque chose » s'est dit, qui était la Bonne Nouvelle, pas toute la Bonne Nouvelle, mais ce qu'on pouvait en percevoir dans le moment. D'où me vient que l'enfant qui est en moi a tressailli, dit Élisabeth… Et vraisemblablement que l'Enfant qui était en Marie a tressailli aussi… Et qui est-ce qui a tressailli le premier ? Enfin, c'est entre les enfants que ça s'est passé… [Et, dans la cassette, on entend un grand éclat de rire des Petites Sœurs…]

Tous les mots employés par Christian portent, sont importants pour cerner sa pensée quand on fait la transposition de ce qui s'est passé entre Marie et Élisabeth, entre Jésus et Jean-Baptiste, entre l'Église et l'Islam, entre nous et les musulmans… Et Élisabeth, poursuit Christian, a libéré le Magnificat de Marie… Et là, Christian a encore une réflexion forte et profonde, me semble-t-il. Il nous dit : Si nous sommes attentifs, et si nous nous situons à ce niveau-là, notre « rencontre » avec « l’autre » – le musulman – dans une attention et dans une volonté de le rejoindre… et aussi dans un besoin de ce qu'il est et de ce qu'il a à nous dire, vraisemblablement, il va nous dire « quelque chose » qui va rejoindre ce que nous portons (cette Bonne Nouvelle), montrant qu'il est de connivence et nous permettant d'élargir notre Eucharistie. Car, finalement, le Magnificat que nous pouvons, qu'il nous est donné de chanter : c'est l'Eucharistie. La première Eucharistie de l'Église… c'est le Magnificat de Marie.

Et puis, Christian ajoute et cela me paraît aussi d'une grande importance : pour achever de commenter cela – la VISITATION –, il raconte l'histoire bien connue du puits. De ce jeune musulman, un voisin, qui lui avait demandé de lui apprendre à prier… dans la foi musulmane. Pour cela, tous les deux se retrouvaient régulièrement jusqu'au jour où, après un temps assez long d'empêchements de la part de Christian, le jeune lui dit : « Il y a longtemps qu'on n’a pas creusé notre puits. » Et ces mots de « l’autre » ont vibré en Christian et ont libéré un Magnificat… (dans la cassette, on entend Christian tout ému dire : C'était beau…). Alors, cette expression « creuser le puits » entre eux était restée… Et Christian un jour de lui poser, en plaisantant, la question : « Au fond de notre puits, à ton avis, que va-t-on trouver : de l'eau chrétienne ou de l'eau musulmane ?» Et le jeune qui n'avait pas pris, lui, la chose en riant, répondit : « Enfin, quand même, ça fait si longtemps qu'on est ensemble, et tu te poses encore cette question ? Au fond du puits, on va trouver l'eau de Dieu… » Je ne crois pas qu'il y ait de meilleure réponse, conclut Christian. Oui, je trouve beau et important que Christian lui-même termine son commentaire du mystère de la Visitation aux Petites Sœurs, par son histoire du puits… et donc le lien qu'il fait entre les deux. Le « secret » de Marie, libéré par Élisabeth et qui éclate en Magnificat… Le « secret » de Christian libéré par son ami musulman et qui éclate aussi dans un Magnificat… Finalement, dans les deux cas, un Magnificat possible seulement par l'action des deux comme, au Maghreb, le forage d'un puits à la main n'est possible qu'à deux : celui qui creuse, à l'intérieur du puits, et celui qui extrait la terre à l'aide d'un seau et d'une corde à l'extérieur.

Un sixième texte est une homélie pour le 31 mai 1993, jour de la fête de la Visitation. Et comme cette fête cette année-là coïncidait avec l'Aïd, Christian, comme on aurait pu s'en douter, a fait tout un parallèle entre les deux fêtes. Je ne reprendrai pas tout le texte, mais seulement la fin qui touche à notre thème.

« C’est ici que peut et doit s'accomplir la Visitation de l'Église au peuple des musulmans », dit Christian. Comment ? L'Église est venue en ce pays pour une urgence de service, ou déjà de présence (en ce moment de désarroi, ne pas l'oublier2), un enfantement dans la douleur. Comme Marie, elle porte en elle, l'Emmanuel. Il est son secret. Elle ne sait comment le dire. Doit-elle même le dire ? Et voici que souvent, c'est « l’autre » – le musulman – qui prend l'initiative du salut, comme Élisabeth parlant la première dans la liberté de l'Esprit dont nous savons ce qu'il peut dévoiler de communion profonde, plus loin que toutes les frontières et différences. Alors quelque chose se libère en nous aussi, une parole irrésistible, celle d'un Magnificat, un cantique à deux voix [je rajoute : ou un puits creusé à deux mains] et à Visage unique [je rajoute : celui de l'Esprit] prélude à la Réconciliation qui est sacrifice et don de soi, prélude à l'Eucharistie qui est mystère de la foi et viatique pour l'humanité en pèlerinage vers ce Dieu qui n'en finit pas de faire merveille : Saint est son Nom !

Ces textes sont d'une grande densité. Il y a de quoi s'essouffler à suivre Christian et, en même temps, il y a aussi de quoi s'émerveiller, éclater en Magnificat devant sa pensée, si riche, si profonde et si prophétique.

Je voudrais citer un dernier texte, le septième. Il s'agit du fameux texte, intitulé « Nuit de feu (3) ». Christian était resté à la chapelle pour prier, après Complies, le dernier Office de la journée. Puis, voilà qu'un hôte, musulman, s'approche et prie lui aussi, dans la chapelle. Après un long silence, monte un murmure de prière, du côté musulman, entrecoupé de soupirs. Puis, ce musulman demande à Christian de prier pour lui… Alors s'entremêle une prière à deux voix, dit Christian, l'arabe et le français se mélangent, se rejoignent, se répondent, se fondent et se confondent, se complètent et se conjuguent. Le musulman invoque le Christ, le chrétien se soumet au plan de Dieu sur tous les croyants. Puis, c'est la louange alors qui déborde le lieu et le moment…  Et voilà « qu’il arrive à la chapelle lui aussi (4) ». Quand il les voit tous les deux, Christian et le musulman, il n'ose trop y croire ; alors, sans plus, il s'est joint à eux… La Parole nous vient alors aussitôt », dit Christian : « Là où deux ou trois se rassemblent en mon Nom, Je suis au milieu d’eux !» Et puis, c'est comme un ballet où tour à tour, invocations et louanges se succèdent…expressions différentes et d'une seule et même fidélité, celle de l'Esprit qui est Dieu (5) Prières chrétiennes et prières musulmanes se mêlent et s'entremêlent…

La Note après note, la symphonie se construit dans la fusion de ces trois prières contre les tentations de Satan [de la part du musulman] ; puis, ensemble, la Fatiha, le Magnificat (tu le répètes mot à mot), le PATER (tu le sais par cœur), et toujours et encore, la louange, l'action de grâce (6). J’ajoute : un Magnificat qui n'en finit pas… « Joie exubérante… » écrit Christian. Et ainsi, trois heures durant. Tout ce temps qui ne fut qu'un instant, à ne pas y croire, s'étonne Christian « Et lui (7) » voulait tout de même savoir comment cela s'est passé, comment cela avait débuté. Et l'hôte musulman de répondre en parlant de Christian : Quand je l'ai vu là tout seul, j'ai senti qu'il fallait faire quelque chose. J'avais peur, et puis, j'y suis allé… il y avait comme une Force en moi qui m'a poussé (8) … J’ajoute : comme l'enfant qui a tressailli dans le sein d'Élisabeth… Et le lendemain, le musulman avouera avoir eu envie de danser ; puis, d'avoir fait le tour des bâtiments quatre fois en chantant. Et il ajoute : « Tout est simple quand Dieu conduit… »

Dans ce texte de Christian, il n'y a aucune allusion au mystère de la VISITATION et pourtant, c'est bien ce qui s'y est vécu. Ce texte est un sommet pour dire dans la pratique ce que Christian a commenté dans les autres textes cités. C'est bien la « Rencontre » de l'Église et de l'Islam qui s'est vécue durant cette « Nuit de feu ». Et cette « Rencontre » a abouti au jaillissement d'un Magnificat à deux voix – et même trois – mue par un seul et même Esprit.

Oui, cette expérience vécue de Christian avec un frère musulman semble être comme l'aboutissement de toute une longue recherche, et d'essais multiples dans ce domaine du dialogue islamo-chrétien. Et voilà, qu'au contraire, cette expérience se situe tout au début de son cheminement et c'est elle, sans doute, qui a déclenché toute sa réflexion sur la Présence chrétienne en terre d’Islam ; et c'est elle, aussi, qui lui a donné la certitude que c'est le mystère de la VISITATION qui l'exprime le mieux.

Cette expérience de Christian est à l'origine de sa réflexion, puisque le texte qui nous l'a fait connaître est daté du 24 septembre 1975. Un peu plus d'une année après que Christian soit revenu du PISAÏ. Et en note de ce texte « Nuit de feu », une année plus tard, Christian ajoute, avec probablement de la nostalgie : « Je ne l'ai pas revu ce frère d'une seule nuit… Il existe. Il me dit tous les autres (9)

                                                            *

                                                          * *

Je voudrais revenir un moment sur cette parole de Christian ai citée au début de mon partage : que ce mystère de la Visitation est une fête « quasi patronale » de Notre-Dame de l'Atlas. J'ai fait quelques recherches… Voici ma conclusion.

Dans son homélie du 31 mai 1993, Christian précise que c'est peut-être sous l'inspiration de frère Charles, que les premiers moines de l'Atlas ont fait de cette fête, une fête « quasi patronale ». En effet, nous savons par de nombreux textes, que c'était déjà une intuition forte du père de Foucauld. Et, à ma connaissance, l'ermite de Tamanrasset, est le premier à avoir compris que c'est ce « mystère » que nous avons à vivre en terre d'Islam.

Notre-Dame de l'Atlas – la statue qui porte ce nom – se trouve sur la montagne à un point très élevé, visible de toute la contrée, et elle domine le monastère et toute la région. Cette statue vient de Saoul, le premier monastère trappiste en Algérie de 1843 à 1904. Et il est rapporté que le père de Foucauld qui a vécu quelque temps à Saoul, a prié devant cette statue. Très vite donc, nos premiers frères de l'Atlas ont fait le lien entre le père de Foucauld (10), cette statue, le mystère de la Visitation, qui lui était si cher, et leur devise.

La devise de l'Atlas est : « Un signe sur la montagne. » Ce signe, sur le blason du monastère, c'est la croix, au sommet des montagnes de l'Atlas. Mais, plus discrète, dans l'angle gauche du blason, il y a aussi une étoile, et l'Étoile, nous le savons, représente Marie. Alors, cette statue en provenance de Staouëli, nos premiers frères, à peine un an après leur arrivée à Tibhirine, au lieu de la garder pour eux dans l'enceinte du monastère, sont allés la placer sur un socle de béton de quatre mètres de hauteur, au sommet de la montagne. Et ce fut vraiment, pour eux, Marie, « le nouveau signe sur la montagne ». Pas Marie seule, mais Marie avec Jésus. Pas Jésus dans les bras de Marie, mais Jésus dans le sein de Marie. En effet, cette statue, Notre-Dame de l'Atlas, c'est assez rare peut-être, est une Vierge enceinte avec, sur la ceinture, la tête d'un petit ange. Marie portant Jésus, Marie dans sa VISITATION en toute « hâte » vers « l’autre » … Notre- Dame dans sa VISITATION, Notre-Dame de l'Atlas a rempli sa « mission ».

Nos sept frères ont été enlevés le lendemain de la célébration de l'Annonciation, le 26 mars 1996 et leurs restes, leurs têtes, ont été retrouvés la veille de la fête de la Visitation, le 30 mai 1996. Ils sont restés cachés durant toute leur vie, mais, plus encore, leurs derniers cinquante-six jours, comme dans le sein d'une mère. Puis, le témoignage du don de leur vie, par amour, a été le « signe », le « tressaillement » qui a déclenché une multitude de Magnificat, partout dans le monde, et tout d'abord, chez « l’autre » de l'Islam.

Au Maroc, où Notre-Dame de l'Atlas se trouve désormais, ce mystère de la VISITATION nous a devancés depuis longtemps. Albert Peyriguère – l'ermite d'El Kbab – l'un des premiers disciples du père de Foucauld, en parle souvent dans ses propres écrits. Charles-André Poissonnier, franciscain, l'ermite de Tazert, a nommé son propre (10) ermitage, l'ermitage de la Visitation. C'est tout dire. Le père Abd-el-Jalil, ce marocain devenu chrétien, puis franciscain et professeur pendant trente ans à l'Institut Catholique de Paris, et enfin, ami de Paul VI, a écrit lui aussi : Un effort héroïque de témoignage vivant de la part de chrétiens ‘opérant la vérité dans la charité' est plus nécessaire encore aujourd'hui que jamais. Le mystère marial qui, par excellence, doit être vécu auprès de musulmans, est celui de la VISITATION (11).

Et enfin, la dernière parole que nous dit le père Voillaume lors de son passage chez nous, quelques semaines seulement avant de mourir : « Porter le Christ en soi, pour le porter à ce monde de l'Islam… »

Si l'Atlas en Algérie est un « signe » qui demeure, ce même signe reste à donner encore partout dans le monde et cela, jusqu'au retour définitif du Christ. En attendant, Marie et nous avec elle devenons de nouveaux Magnificat, pour qu'ensemble avec « l’autre », nous puissions « creuser notre puits » et y trouver l'eau de Dieu.

 

Conférence donnée le 5 mars 2005 à l’ISTR par Frère Jean-Pierre Flachaire Prieur du monastère Notre-Dame de l’Atlas. (Maroc)

Avec l’autorisation de la revue Collectanea Cisterciensia ( 67 (2005) 197-206) que nous remercions.

 

* Entretien à l'ISTR (Institut de science et de théologie des religions) de Marseille, le 5 mars 2005. Il a déjà été publié dans la revue de l’ISTR, Chemins de dialogue, no 26 (11, impasse Flammarion, F–13001 Marseille).

1 Quand Christian emploie le mot l’autre », il s’agit habituellement du musulman.            2 Les années de violence avaient commencé depuis près de trois ans.                             3 L'invincible espérance, Bayard-Centurion, 1997, p. 33… 38.                                           4 Ibidem, p. 36. Il s’agit d’un prêtre en année sabbatique au monastère, le père Lucien Rivaud, à qui Christian avait confié ce texte et qui, après la mort des frères, l’avait fait publier dans La Croix du 27 juin 1996.                                                                                5 Ibidem, p. 37.                                                                                                                   6 Ibidem.                                                                                                                              7 Le prêtre arrivé à la chapelle pendant leur prière, cf. note 4.                                          8 Ibidem                                                                                                                               9 Ibidem. p. 38.                                                                                                                 10 N'oublions pas que le père de Foucauld a été révélé au monde par le livre de René Bazin, dès 1921. Nous avons hérité de plusieurs exemplaires de ce livre qui nous montrent, par leur état, qu'ils ont été très lus.                                                                    11 Cf. Abd-El-Jalilo, Marie et l’Islam, (E